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CHAPITRE II

LE MORALISME ET LE TRADITIONALISME

Si, pour l'une ou pour l'autre des raisons que nous venons de dire, un philosophe se refuse à suivre la méthode que le naturalisme préconise et à adopter ses conclusions, un problème se dresse immédiatement devant lui: que convient-il de mettre à la place?

Le naturalisme a une idée nette. Il accepté comme des données les résultats des sciences positives. Il les généralise et les agence en système; en attendant que la science comble ses lacunes, il devine et devance ses découvertes futures.

Ses ennemis sont d'accord pour déclarer qu'il faut suivre une autre voie. Mais ils ne le sont pas pour indiquer laquelle.

Parmi les adversaires du naturalisme, il en est qui ont confiance en leur réflexion spéculative. Ceux-là ne rejettent ses conclusions que parce qu'ils voient en lui un produit infidèle de la raison théorique. A un système qui se réclame de son intelligibilité et de sa cohérence et qui n'est, d'après eux, ni assez intelligible, ni assez cohérent, ils en opposent simplement un autre du même genre, mais qu'ils estiment plus parfait. La métaphysique naturaliste est une fausse science du

réel. Il faut donc, disent-ils, lui substituer une vraie science du réel. Cette science est possible. Elle existera du moment que nous aurons trouvé une théorie des choses entièrement intelligible et «transparente» pour l'esprit. Descartes avait raison. L'évident, c'est l'être même. La philosophie doit donc continuer à chercher ce que cherchait le naturalisme : une théorie des choses qui satisfasse l'intelligence. Seulement, elle ne doit plus se contenter pour cela de généraliser les résultats des sciences positives. C'est par un autre procédé qu'elle trouvera l'expression dernière de la réalité. Telle est l'idée des dualistes, des subjectivistes et des idéalistes contemporains.

Idée fâcheuse aux yeux des plus hardis de ceux qui s'éloignent du naturalisme. Essayer de satisfaire les besoins philosophiques de l'âme humaine sans s'appuyer directement sur les sciences positives et s'imaginer qu'en présentant aux esprits une théorie plus ou moins idéaliste, on les forcera à reconnaître qu'ils sont en face de la réalité, c'est se faire de singulières illusions.

D'abord, est-il vraiment possible de construire un système plus cohérent et plus séduisant pour l'esprit que ne l'est le naturalisme? On peut se le demander. Şi l'on en croit Secrétan (1), il n'est pas un système qui ne laisse à désirer, qui ne néglige certains faits, qui n'introduise des postulats arbitraires. Et, en effet, tout dualisme se heurte aux difficultés insolubles de l'union de l'âme et du corps; tout subjectivisme monadiste est forcé d'expliquer d'où vient l'action mystérieuse par laquelle chaque sujet tire de son propre fond et se représente précisément ce qu'il se représente; tout idéalisme se perd dans le labyrinthe sans issue des questions relatives au rapport des idées et de la

(1) Le Principe de la Morale, p. 257.

CRESSON.

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conscience. Dès que la métaphysique sort du naturalisme elle devient obscure. On peut se demander si elle est pour cela jamais plus cohérente.

Mais ceci n'est que secondaire; voici qui est plus grave. Une métaphysique spéculative, quelle qu'elle soit, sera toujours aussi impuissante à convaincre ceux qui ne voudront pas d'elle que l'est et le sera à jamais, comme nous venons de le montrer, une métaphysique naturaliste. La flèche à l'aide de laquelle celui qui veut se débarrasser du naturalisme peut toujours le tuer aux yeux de sa raison est aussi sûre contre un dualisme, un subjectivisme ou un idéalisme que contre lui. Tout métaphysicien, du moment qu'il donne sa doctrine pour une science du réel, s'adresse, en effet, à la raison spéculative : « Voilà, lui dit-il, un système d'idées qui s'accorde avec tes principes; avec son aide, je puis rendre compte de tous les faits observés; sans lui, je ne puis les interpréter. » Puis, il invite la raison à conclure : « Ce système est donc l'expression du réel. L'absolu est dévoilé. » Mais, si le système me déplaît, quelque puissantes qu'en soient les preuves, elles ne me convaincront pas. Je répondrai et je pourrai en toute circonstance répondre à son auteur: «Vous me dites que votre système est la traduction du réel; cela signifie qu'il satisfait votre esprit; peut-être satisfait-il aussi le mien. Mais, qu'est-ce qui me prouve que ce qui séduit et mon esprit et le vôtre soit pour cela l'expression de la réalité métaphysique? >>> Après quoi, je serai en règle avec ma raison; je n'aurai plus qu'à hausser les épaules et à passer.

Si un philosophe rejette les idées naturalistes et s'il veut faire autre chose que de construire un joujou fragile en face d'un autre joujou fragile, un château de cartes devant un château de cartes, il faut donc qu'il renonce à « opposer système à système ». Compter sur la raison spéculative pour découvrir et imposer comme

une vérité incontestable un système qui ne soit pas le naturalisme, c'est une grande naïveté. Ou la philosophie ne sera rien qu'une construction en l'air sur laquelle il suffira de souffler pour qu'elle s'écroule, ou il faut qu'elle cesse de se donner pour une science du réel, il faut qu'elle se propose un but nouveau et une méthode inédite.

C'est un tel but et une telle méthode que les plus audacieux parmi les adversaires du naturalisme ont cherchés et ont cru trouver.

Nous ne pouvons pas, disent-ils, avoir la prétention de savoir jamais, de science certaine, quelle est l'origine de l'homme, quelle sera sa destinée, quel est son devoir dans la vie. Une science proprement dite, portant sur de pareils sujets, est au-dessus des forces de notre esprit. L'établir d'une manière irréfutable sur l'expérience et le raisonnement, c'est une tâche qui nous dépasse et nous dépassera toujours. Cela est entendu. Mais si nous ne pouvons rien savoir sur ces questions, nous pouvons du moins croire quelque chose à leur propos. La croyance, la conviction, la foi ne sont pas la science, la certitude, la démonstration. Elles restent possibles et légitimes, là même, là surtout où la connaissance proprement dite perd ses droits.

Mieux encore que nous croyions quelque chose sur le sens de la vie, ou que nous ne croyions rien, nous sommes obligés de prendre parti dans notre conduite comme si nous avions des idées arrêtées à son sujet. Le moyen de vivre et d'agir sans avoir adopté explicitement ou tacitement une règle d'action? La vie exige, de notre part, un acte d'adhésion, issu soit du cœur et de la croyance, soit de la volonté délibérée et du calcul, par lequel nous nous attacherons sinon à une doctrine métaphysique, du moins à une doctrine morale qui sera, pour notre intelligence, exprimée ou tacite.

En faut-il plus pour que la philosophie comprenne que, quand elle a renoncé à vouloir être une science, il lui reste encore un objet qui intéresse grandement la vie?

Puisque l'homme est forcé de se faire une croyance sur le sens de la vie, ou tout au moins d'adopter un parti de conduite comme s'il en avait une, la philosophie peut se proposer de l'aider à se décider sur l'un et l'autre point. Pour cela, elle aura à lui faire comprendre quelles sont les attitudes de pensée et d'action qui, seules, sont possibles pour lui: à lui démontrer l'impossibilité de choisir entre elles par un autre procédé que par un coup de volonté : à établir quelles sont celles qui correspondent le mieux à ses besoins: à l'inviter à prendre parti à choisir, à opter, à parier en connaissance de cause dans un certain sens: enfin à lui fournir une argumentation logique irréprochable, à l'aide de laquelle, une fois son parti de croyance ou de conduite adopté, il sera en état, en toute circonstance, de rester inébranlable dans sa détermination volontaire, de défendre son attitude contre les raisonnements des autres hommes, et contre ceux que lui-même pourrait être tenté de faire, et qui auraient des chances de le troubler. N'y a-t-il donc pas là pour la philosophie un but positif, prochain, et bien différent de celui que les philosophes ont presque tous poursuivi?

L'homme a deux besoins primordiaux. Celui de connaître. Celui de vivre (1).

Les philosophes, jusqu'ici, se sont surtout préoccupés de satisfaire le besoin que les hommes ont de connaître. Ils ont voulu présenter à l'esprit humain un système des choses, transparent pour lui, fondé sur les faits, n'allant contre aucune expérience, évitant tout postulat, cohérent et intelligible, bref, solidement char

(1) Cf. J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche.

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