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nald, les Montalembert, les Veuillot, appartiennent au premier type. Un M. Barrès (1) appartient au second. Pour lui, il n'y a ni justice, ni vérité au sens où l'entendent ceux qui donnent à ces mots une valeur absolue. Prétendre réformer la société d'après de pareils concepts, cela est «puéril et malsain ». La seule sagesse c'est de vouloir « vivre avec tous nos morts »>, garder « nos vieux préjugés terriens ». Il faut que les Français veuillent être « racinés fortement dans le sol, dans leur histoire, dans la conscience nationale ». Il faut qu'ils cultivent soigneusement comme une fleur précieuse, les « vérités de la France éternelle ». Ces vérités ne sont pas des vérités religieuses. M. M. Barrès le déclare formellement. Il est vrai qu'il ne dit pas clairement ce qu'elles sont. Mais on soupçonne, en le lisant, qu'elles pourraient bien se confondre avec l'antisémitisme et la haine de l'étranger.

Comme on le voit, le traditionalisme qu'on trouve ici n'est plus catholique. Et pourtant M. Barrès n'est pas bien loin de M. Brunetière. Pour l'un comme pour l'autre, la science et la conscience individuelle ne nous suggèrent que de purs préjugés. Il n'y a pour nous qu'une branche de salut. Vouloir agir comme ont agi nos ancêtres, même si nous ne pouvons plus croire ce qu'ils croyaient. Saisissons cette branche. Cramponnons-nous-y. Laissons passer la vie en fermant les yeux pour ne pas voir, en nous bouchant les oreilles pour éviter d'entendre, et en criant à tue-tête pour nous distraire de notre conscience.

IV

On aperçoit mieux, je pense, après ces exemples, la nature de l'abîme qui, comme nous le disions plus haut, sépare le moralisme du traditionalisme.

(1) Scènes et Doctrines du Nationalisme, première partie.

Rien de plus analogue que l'idée première dont ils partent tous deux. Rien de plus dissemblable que leurs conclusions.

Ils sont d'accord tant qu'il s'agit de détruire. La science n'est pas sûre. Aucune métaphysique rationaliste ne s'impose, ni ne s'imposera jamais.

Ils le sont encore quand il s'agit d'attribuer un but positif à la philosophie. Alors même que nous ne pouvons rien savoir, nous pouvons croire quelque chose sur notre origine, notre destinée et sur le principe d'action que nous devons vouloir adopter. La philosophie doit donc nous aider à prendre volontairement un parti raisonné de croyance et d'action.

Ils ne le sont plus dès qu'il s'agit d'aller plus loin. L'un nous dit : votre conscience individuelle doit être votre règle de croyance et de conduite. Elle doit vous aider à choisir une foi qui vous soit personnelle dans les matériaux accumulés de la science et de la tradition. La sincérité et la paix intérieure qui en résulte sont l'essentiel. L'autre nous dit : ni la science, ni votre conscience individuelle n'ont rien. qui mérite de vous guider. Cessez de penser et de vouloir vous conduire par vous-mêmes d'après vos convictions intimes. Abdiquez. Affiliez-vous à un parti. Acceptez une autorité même si votre cœur ne vous y pousse pas. L'utilité individuelle et sociale est l'essentiel.

Il y a là une divergence de vues très grave.

Elle l'est au point de vue spéculatif, puisque le par tisan du moralisme se fera à lui-même sa croyance, tandis que le traditionaliste la recevra toute faite et la défendra «comme un sourd qui ne veut pas entendre, alors même qu'il ne l'affirmera que des lèvres.

Elle l'est, au point de vue pratique, car devant tout problème moral et politique intéressant soit sa per

sonnalité, soit le groupe social dont il fera partie, le partisan du moralisme, avant d'agir, auscultera sa propre conscience et ne fera rien que ce qu'elle lui dira. Au contraire, le traditionaliste refusera de s'en rapporter à lui-même; si c'est un disciple de M. Barrès, avant de se décider, il consultera son journal; et si c'est un fidèle de M. Brunetière..., il s'en ira trouver son confesseur.

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« Science », c'est-à-dire : « intelligibilité et cohé rence aux yeux de la raison théorique », « Science et conscience », « Science et tradition », voilà, nous venons de le dire, les trois drapeaux philosophiquesautour desquels ceux qui pensent se heurtent douloureusement aujourd'hui. Et nous venons de dire aussi avec quelle vigueur et quelle habileté chacun despartis en cause a fourbi ses armes et agencé ses argumentations.

Le résultat, c'est que jamais le malaise de la pensée philosophique n'a été aussi grand qu'il ne l'est actuellement. Le métaphysicien à prétentions scientifiques. ne comprend même pas qu'on puisse révoquer sérieusement en doute les conclusions de sa science. Le partisan du moralisme élève sa conscience trop haut et souffrirait trop de changer un iota à ses convictions morales, pour ne pas nier tout ce qui le gêne. Le traditionaliste regarde faire les deux autres, et il les méprise en répétant le sceptique « à quoi bon? >> de ceux qui ne croient ni à leur raison, ni à leur sentimentalité individuelle. Chacun raisonne, fait appel au bon sens des autres et tous, finalement, s'étonnent de ne pas voir « leur vérité » devenir la vérité universelle.

Le malaise dont souffre la pensée moderne est done grand. Mais est-il sans remède? Ou bien y a-t-il des chances pour que l'accord des esprits se fasse un jour sur certains principes de spéculation et d'action? Voilà la question qu'il nous reste à examiner.

Un malaise si dangereux pourrait cesser pour deux ordres de raisons différentes. Les idées pourraient s'uniformiser pour des motifs purement rationnels. L'accord existe entre les mathématiciens parce que les démonstrations des sciences de la quantité sont persuasives pour tout le monde. Or rien ne prouve à première vue qu'une philosophie ne finira pas par s'imposer de même à tous les esprits en raison de ses argumentations. L'uniformité des idées pourrait naître d'autre part de circonstances tout autres. L'accord sur les doctrines catholiques ou du moins chrétiennes a existé en Occident pendant des siècles. On ne peut cependant expliquer le consentement presque unanime de ceux qui les admettaient par le caractère démonstratif des théories chrétiennes. Les fidèles les croyaient peut-être prouvées. On ne peut pas dire qu'elles l'étaient. Pourquoi donc un nouvel accord ne pourrait-il pas se faire pour des raisons extralogiques, sur une nouvelle philosophie même peu cohérente, peut-être vraie, peut-être illusoire?

1

Y a-t-il des chances pour qu'une philosophie spéculative et pratique finisse par s'imposer à tous les esprits en raison des arguments qu'elle fera valoir en sa faveur? S'il n'y en a pas, y en a-t-il du moins pour que l'union des esprits se fasse un jour sur une doctrine malgré l'insuffisance de ses démonstrations et en raison de caractères qui n'auront rien à voir avec la logique? Tel est donc le double problème qui se pose à quiconque se demande s'il est ou non probable que le malaise de la pensée philosophique aura une fin.

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