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doctrines qui se proposent à eux, ils seront obligés de faire un choix; ils ne pourront que croire en l'une d'elles sans pouvoir la démontrer. Il faut qu'ils se demandent voudrons-nous donner les mains à la science adolescente et nous pénétrer franchement de son esprit ou conserver, coûte que coûte, la vieille. morale et les vieilles légendes du christianisme plus ou moins dépouillées de leur écorce cultuelle et scolastique?

L'ancien spiritualisme voulait tout concilier et ses plus illustres représentants ont subtilisé tant qu'ils ont pu sur les systèmes pour les ménager tous et en faire un acceptable pour tout le monde. Aujourd'hui, ceux qui n'ont pas sur les yeux un bandeau trop épais voient clairement qu'il n'y a plus que trois philosophies qui comptent vraiment le naturalisme, le moralisme criticiste et le traditionalisme; ils voient, de plus, qu'entre les trois il faut opter. Resterons-nous les fils de Descartes, les dévots de la raison spéculative et de la science? Voudrons-nous, au contraire, mettre audessus de la réflexion théorique soit nos convictions sentimentales irraisonnées, soit la tradition, sous le prétexte qu'elles nous aident à vivre ? La philosophie doit-elle vouloir être le prolongement de la science positive; doit-elle, au contraire, vouloir s'armer de la lance et du bouclier pour danser soit devant l'arche de la conscience, soit devant l'autel de la tradition? La raison spéculative doit-elle chercher à s'égorger ellemême pour des motifs de pratique qui sont presque des motifs de politique ? C'est ainsi que le problème philosophique se pose aujourd'hui. Si nous avons réussi à le faire nettement comprendre, nous n'aurons

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pas perdu notre peine; et nous l'aurons perdue moins encore si ce petit livre répand dans quelques esprits les trois vérités suivantes : chacune des doctrines philosophiques actuellement vivantes peut et pourra toujours faire valoir en sa faveur des raisons sérieuses; aucune n'en pourra jamais émettre d'indiscutables; chaque philosophe qui affirme la vérité d'une doctrine métaphysique ou morale fait, par suite, un acte de foi que la nature de son tempérament explique mieux encore que les raisons qu'il invoque. Celui qui s'est élevé jusqu'à cette idée de la philosophie peut juger véritable une doctrine ou une autre. Il ne peut plus haïr ceux qui ne pensent pas comme lui. Ceux ci sont-ils responsables de leur nature et de leur éducation ? Or ne sont-ce pas elles qui les rendent sensibles à des raisons qui ne nous frappent pas, insensibles à d'autres qui nous paraissent décisives, mais qui ne nous semblent peut-être telles que parce que nous sommes nous-mêmes ce que nous sommes ?

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DE LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE

CHAPITRE PREMIER

LE NATURALISME ET SES ENNEMIS

Il y a quatre siècles à peine, l'homme n'avait sur lui-même et sur le monde que des idées qui nous paraissent aujourd'hui étrangement fantaisistes.

La terre occupait le centre de l'univers. Autour d'elle tournaient les astres mobiles sous la voûte cristalline du ciel des étoiles fixes. Les phénomènes physiques, chimiques, biologiques, psychiques s'expliquaient par l'action mystérieuse de principes, de vertus, de forces, d'entités occultes. Chaque être était ce qu'il était parce qu'il se composait d'une matière et d'une ou de plusieurs formes substantielles emboitées les unes dans les autres; chacune de ces formes possédait un certain nombre de propriétés inhérentes à son essence. L'eau s'élevait dans les corps de pompe parce que la nature avait l'horreur du vide. Les corps se combinaient entre eux en raison de sympathies et d'antipathies qui leur étaient spéciales. La plante poussait et prenait son aspect spécifique parce qu'elle avait une âme végétative à laquelle s'ajoutait la forme du type auquel elle appartenait. L'animal se

distinguait de la plante parce qu'il possédait, outre l'âme végétative qu'il avait en commun avec elle, une âme sensitive. L'homme était doué en plus d'une âme raisonnable, principe des opérations supérieures de la pensée. Chacune de ces âmes ou formes avait ses propriétés, ses qualités, ses dispositions naturelles essentielles, auxquelles s'ajoutaient les accidents dans les individus. Chaque espèce d'être inorganique ou vivant était ainsi une entité distincte, immuable dans son fond, produite une fois pour toutes avec ses déterminations éternelles pour jouer dans l'ensemble de l'univers un rôle nettement défini.

Il en était ainsi en particulier de l'homme. Celui-ci était le « roi de la création » comme tel, il possédait certains caractères exceptionnels. Il avait en partage la raison, «semence d'éternité » d'origine surnaturelle, qui était pour lui un instrument de connaissance absolue: la liberté qui faisait de lui dans le monde une exception unique la conscience morale qui n'était autre que la voix de Dieu lui parlant au plus profond de lui-même. Placé sur la terre au début du monde comme un demi-dieu et comme un maître, il n'avait pas su obéir aux ordres de son créateur. Il avait péché ; ses souffrances étaient la juste punition de sa faute. Désormais sa vie n'était plus qu'une épreuve pénible. Il n'était ici-bas que pour y remplir un devoir et y subir une épreuve. Chaque instant de son existence lui posait un problème. Il passait un perpétuel examen de moralité.

Et au-dessus de tout l'univers primitivement agencé pour l'homme trônait le créateur. Doué d'une intelliligence omnisciente et d'une volonté parfaitement bonne, celui-ci avait tout arrangé pour le mieux. Il avait présidé à l'organisation de chaque espèce, voulu chacun des accidents qui diversifiaient les individus, organisé l'univers pour que « tout finît bien pour les

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