Page images
PDF
EPUB

TO VIMU

C7N3

[merged small][ocr errors][ocr errors]

Au Moyen-Age et jusqu'à la Renaissance, le but que s'est proposé la philosophie a été des plus modestes. Ceux qui s'y livraient admettaient sans discussion l'adage célèbre: ancilla theologiæ philosophia. Ils reconnaissaient à la théologie le droit de poser certaines propositions comme des vérités intangibles, de faire d'elles des principes absolus au-dessus de toute critique. La raison était ensuite autorisée à chercher par sa réflexion propre à élucider les points que la théologie n'établissait pas suffisamment; elle s'efforçait de prouver par des raisonnements ce que les textes sacrés déclaraient vrai. La philosophie n'avait d'autre fin que de montrer l'accord des propositions admises sans son aide, avec les faits observés et les axiomes directeurs de la pensée humaine. On se refusait, d'ailleurs, a priori, à admettre qu'il pùt y avoir désaccord entre la révélation, manifestation extérieure et surnaturelle de la Raison divine, et la réflexion rationnelle, autre forme de la même raison. Comment Dieu aurait il révélé à l'homme, par une voie, que les choses étaient d'une certaine façon, et par une voie différente qu'elles étaient d'une autre ? Toutefois on admettait que certains sujets sont au-dessus de la raison, sans être pour cela 414432

CRESSON.

1

contre elle On:refusait à l'esprit humain le droit T'examiner ces sujets et de les discuter. Et, si parfois la raison et la révélation semblaient être en contradiction l'une avec l'autre, on n'hésitait pas à déclarer de propos délibéré que c'était la raison qui avait tort. La raison n'était et ne devait être qu'une servante. Elle sortait de son rôle lorsqu'elle relevait la tête contre son maître naturel, la théologie. Soumise, elle était divine; révoltée, elle était la manifestation de l'orgueil satanique.

La Renaissance ne fut pas autre chose qu'une réaction violente contre cette façon de penser. Les anciens n'avaient jamais admis aucune révélation surnaturelle. Ils avaient toujours réfléchi librement sur les problèmes de la philosophie. Ils avaient pensé sans idée préconçue, sans volonté systématique de justifier coûte que coûte certaines propositions. La Renaissance qui fut, en toute matière, un retour à l'antiquité fut aussi le renouveau de la réflexion libre. Elle secoua le joug de la théologie. Les héritiers des penseurs antiques se remirent à penser. Que furent Bacon et Descartes, sinon ceux qui érigèrent en principes méthodiques les procédés que les savants de la Renaissance avaient commencé à appliquer avant eux? Faire un tableau des sciences à [mener à bien, établir une théorie de l'erreur, indiquer les moyens de l'éviter grâce à un emploi raisonné de l'observation et de l'expérimentation, voilà la partie vraiment vivante de l'œuvre de Bacon. Tracer de même les grandes lignes de l'œuvre à accomplir, pour faire pousser le grand arbre de la connaissance dont la métaphysique forme les racines, la physique le tronc et qui porte trois branches, la mécanique, la médecine et la morale, réfléchir sur

la méthode des mathématiques, essayer d'appliquer cette méthode à l'œuvre totale de la science, voilà ce que, de son côté, Descartes a tenté. Ce sont là de grandes œuvres de la pensée libre. Pour Bacon, l'expérience est tout. Pour Descartes, le grand principe est de ne rien admettre pour vrai que ce qui nous paraîtra évidemment être tel. Y a-t-il des conceptions plus intransigeantes, plus nettement en désaccord avec celles du Moyen-Age, plus délibérément libertaires? Philosopher suivant ces principes, c'est chercher en toute matière le rationnel, l'intelligible, le cohérent, sans vouloir à l'avance aucune solution du problème qu'on examine; c'est refuser une fois pour toutes de se préoccuper du retentissement que les idées qu'on aura jugées véritables pourront avoir, en particulier, sur les convictions soit morales, soit religieuses, soit politiques, de l'humanité.

On sait ce que l'application de ce principe a donné. La science tout entière en est sortie avec une rapidité surprenante. En trois siècles, grâce à l'observation, à l'expérimentation et au calcul, elle a fait plus de progrès qu'elle n'en avait fait, depuis la naissance de l'homme. Le mouvement s'est étendu avec une force saisissante. Chaque découverte en a appelé une autre. Chaque preuve nouvelle de la valeur de la méthode et des postulats scientifiques a engagé les esprits à tenter l'application de la même méthode à des sujets nouveaux. On a vu une à une les sciences les plus difficiles chercher leur voie, puis brusquement la trouver et marcher à pas de géants.

Et assurément, ce travail ne s'est pas fait sans résistance. Les premiers savants de la Renaissance rencon

trèrent coalisées contre eux les forces de la tradition. Plusieurs payèrent de leur vie ou de leur liberté l'audace qu'ils avaient eue de refléchir par eux-mêmes. Mais la science avança si vite au début, ses découvertes s'imposèrent si parfaitement, qu'elle parut définitivement délivrée de ses ennemis. Et puis on vécut long temps sur cette idée qu'elle n'était pas incompatible sinon avec la lettre des idées traditionnelles, du moins avec leur esprit. Au dix-huitième siècle on put croire que la révolution intellectuelle et morale de l'humanité était faite, que la science et la liberté de penser avaient cause gagnée.

Or, précisément au moment où la science commençait à chanter son chant de victoire et où, en devenant pratique, elle commençait à agir puissamment sur l'économie de la vie sociale, voilà que sont ressuscitées de leurs cendres des façons de penser qui, sous des apparences nouvelles, sont fort analogues à celles du Moyen-Age. Voilà que des philosophes ont recommencé à poser comme intangibles certains principes de pratique empruntés soit à la conscience individuelle, soit à la tradition et à défendre à la raison spéculative de les examiner et de les contrôler. Voilà que se sont formés simultanément le moralisme criticiste d'esprit protestant et le néo-traditionalisme d'esprit catholique. Voilà que, pour défendre leurs idées morales, les uns n'ont pas hésité à refuser aux conclusions de la science toute valeur métaphysique, et les autres à douter comme le font les sceptiques de l'existence même des lois des phénomènes. Le vieil adage ancilla theologic philosophia rentre en faveur. Seulement il n'ose plus se présenter cyniquement pour ce qu'il est : il subit certaines corrections.

« PreviousContinue »