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trême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je veux lui peindre, non-seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de cet atome imperceptible. Qu'il y voie une infinité de mondes, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos. Qu'il se perde dans ces mer.veilles aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue. Car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut arriver?

Qui se considérera de la sorte s'effraiera, sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curiosité se changant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin, qu'est-ce que Phomme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment

éloigné des deux extrêmes; et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré que de l'infini où il est englouti.

Son intelligence tient dans l'ordres des choses intelligibles le même rang que son corps dans l'étendue de la nature; et tout ce qu'elle peut faire, est d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses dans un désespoir éternel d'en connaître ni le principe, ni la fin, Toutes choses sont sorties du néant, et portées jusqu'à l'infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend; nul autre ne peut le

faire.

Cet état, qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de longueur et trop de brièveté obscurcissent un discours, trop de plaisir incommode, trop de consonnances déplaisent. Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu de nourriture troublent ses actions; trop et trop peu d'instruction l'abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient pas, et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui resserre

nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas, incapables de savoir tout, et d'ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottans entre l'ignorance et la connaissance; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle et échappe à nos prises; il se dérobe et fuit d'une fuite éternelle: rien ne peut l'arrêter. C'est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d'approfondir tout, et d'édifier une tour qui s'élève jusqu'à l'infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

II.

Je puis bien concevoir un homme sans mains si sans pieds; et je le concevrais même sans tête, l'expérience ne m'apprenait que c'est par-là qu'il pense. C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne peut le concevoir. Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous? Est-ce la main? est-ce le bras? est-ce la chair? est-ce lé sang? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatériel.

III.

L'homme est si grand, que sa grandeur paraît même en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est être misérable que de se connaître misérable; mais aussi c'est être grand que de connaître qu'on est

misérable. Ainsi toutes ces misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi dépossédé.

IV.

Qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvait-on Paul Émile malheureux de n'être plus consul? Au contraire, tout le monde trouvait qu'il était heureux de l'a-' voir été, parce que sa condition n'était pas de l'être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n'être plus roi, parce que sa condition était de l'être toujours, qu'on trouvait étrange qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une bouche? et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un œil? On ne s'est peut-être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas trois yeux; mais on est inconsolable de n'en avoir qu'un.

V.

Nous avons une si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

Si d'un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misère et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur excellence. Car, quelques possessions qu'il ait sur la terre, de quelque santé et commodité essentielle

qu'il jouisse, il n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que, quelque avantage qu'il ait dans la monde, il se croit malheureux, s'il n'est placé aussi avantageusement dans la raison de l'homme, C'est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce désir; et c'est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme. Jusque-là que ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, veulent encore en être admirés, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment; la nature, qui est plus puissante que toute leur raison, les convaincant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse.

VI.

L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser, Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale..

VII.

Il est dangereux de trop faire voir à l'homme

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