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Car il est sans doute que ce n'est pas une grande faute de définir et d'expliquer bien clairement des choses, quoique très claires d'elles-mêmes, ni d'omettre à demander par avance des axiomes qui ne peuvent être refusés au lieu où ils sont nécessaires ; ni enfin de prouver des propositions qu'on accorderait sans preuve.

Mais les cinq autres règles sont d'une nécessité absolue; et on ne peut s'en dispenser sans un défaut essentiel, et souvent sans erreur : c'est pourquoi je les reprendrai ici en particulier.

Règles nécessaires pour les définitions.

N'omettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans définition.

N'employer dans les définitions que des termes parfaitement connus ou déjà expliqués.

Règ le nécessaire pour les axiomes.

Ne demander, en axiomes, que des choses parfaitement évidentes.

Règles nécessaires pour les démonstrations.

I. Prouver toutes les propositions, en n'employant à leur preuve que des axiomes très évidens d'euxmêmes, ou des propositions déjà démontrées ou accordées.

II. N'abuser jamais de l'équivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les définitions qui les restreignent et les expliquent.

Telles sont les cinq règles qui forment tout co qu'il y a de nécessaire pour rendre les preuves convaincantes, immuables, et, pour tout dire, géométriques; et les huit règles ensemble les rendent encore plus parfaites.

Voilà en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes: définir tous les noms qu'on impose; prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la place des définis. Sur quoi il me semble à propos de prévenir trois objections principales qu'on pourra faire.

L'une, que cette méthode n'a rien de nouveau ; l'autre, qu'elle est bien facile à apprendre, sans qu'il soit nécessaire, pour cela, d'étudier les élémens de géométrie, puisqu'elle consiste en ces deux mots, qu'on sait à la première lecture; et enfin qu'elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermé dans les seules matières géométriques.

Il faut donc faire voir qu'il n'y a rien de si inconnu, rien de plus difficile à pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel.

Pour la première objection, qui est que ces règles sont connues dans le monde, qu'il faut tout définir et tout prouver, et que les logiciens mêmes les ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fût véritable, et qu'elle fût si connue, que je n'eusse pas eu la peine de rechercher avec taut de soin la source de tous les défauts des raisonnemens qui sont véritablement communs.

Mais cela l'est si peu, que, si l'on en excepte les seuls géomètres, en si petit nombre chez tous les peuples et dans tous les temps, on ne voit personne qui le sache en effet. Il sera aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement compris le peu que j'en ai dit; s'ils ne l'ont pas conçu parfaitement, j'avoue qu'ils n'y auront rien à y apprendre.

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Mais s'ils sont entrés dans l'esprit de ces règles, et qu'elles aient assez fait d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vérité, que deux personnes qui ont lu et appris par cœur le même livre le sachent également? si l'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les principes, la force des conséquences, les réponses aux objections qu'on peut y faire, et toute l'économie de l'ouvrage; au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes et des semences qui, quoique pareilles à celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses dans l'esprit stérile qui les a reçues en vain.

Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte; et c'est pourquoi

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l'incomparable auteur de l'Art de conférer (*) s'arrête avec tant de soin à faire entendre qu'il ne faut pas juger de la capacité d'un homme par l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire : mais au lieu d'étendre l'admiration d'un bon discours à la personne, qu'on pénètre, dit-il, l'esprit d'où il sort; qu'on tente s'il le tient de sa mémoire ou d'un heureux hasard ; qu'on le reçoive avec froideur et avec mépris, afin de voir s'il ressentira qu'on ne donne pas à ce qu'il dit l'estime que són prix mérite: on verra le plus souvent qu'on le lui fera désavouer sur l'heure, et qu'on le tirera bien loin de cette pensée meilleure qu'il ne croyait, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée én son auteur; comment, par où, jusqu'où il la possède : autrement le jugement sera précipité.

Je voudrais demander à des personnes équitables, si ce principe, la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser; et celui-ci, je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l'espritde Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant.

En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint: car je sais combien il y a de différence entre écrire

(*) Montaigne. De l'Art de conférer; Essais, 1. III, chap. 7.

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un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouvent la distinction des natures matérielle et spirituelle, pour faire un principe ferme et soutenu d'une métaphysique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits, d'avec le même mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort.

Tel dira une chose de soi-même, sans en comprendre l'excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n'est plus le même mot; et qu'il ne le doit non plus à celui d'où il l'a appris, qu'un arbre admirable n'appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité.

Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur: infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. Mais il arrive bien plus souvent qu'un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables, et qu'ensuite quelques autres, les ayant òuï estimer, les empruntent et s'en parent, mais sans en connaître l'excellence; et c'est alors que la différence d'un même mot, en diverses bouches, paraît le plus.

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