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prochera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l'espace qui restera sur ce point horizontal, sans y arriver jamais. D'où l'on voit la conséquence nécessaire qui se tire de l'infinité de l'étendue du cours du vaisseau à la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point horizontal.

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Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la croyance que l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et quoiqu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci. Car on peut aisément être très habile homme et mauvais géomètre.

Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts; et apprendre, par cette considération merveilleuse, à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer sou juste prix, et former des réflextions très importantes, qui valent mieux que tout le reste de la géométrie même.

J'ai cru être obligé de faire cette longue considération en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d'abord cette double infinité, sont capables d'en être persuadés. Et, quoiqu'il y en ait plusieurs qui aient assez dedumière pour s'en passer, il peut néanmoins

arriver que ce discours, qui sera nécessaire aux uns, ne sera pas entièrement inutile aux autres.

ARTICLE III.

DE L'ART DE PERSUADER.

L'ART de persuader a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu'on leur propose, et aux conditions des choses qu'on veut faire croire.

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Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions s'insinuent dans l'âme, qui sont ces deux principales puissances : l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement; car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire, non pas par la preuve, par l'agrément. Cette voie est basse, indigne et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire, et même de n'aimer que ce qu'il sait le mériter.

mais

Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n'aurais garde de faire tomber sous l'art de persuader; car elles sont infiniment au-dessus de la nature; Dieu seul peut les mettre dans l'âme, et

par la manière qu'il lui plait. Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit; et pour guérir cette volonté infirme, qui s'est toute corrompue par ses indignes attachemens. Et de là vient qu'au lieu qu'en parlant des choses humaines, on dit qu'il faut les connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe; les saints, au contraire, disent, en parlant des choses divines, qu'il faut les aimer pour les connaître; et qu'on n'entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l'ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre, en faisant des choses profanes ce qu'ils devaient faire des choses saintes, parce qu'en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plait. Et de là vient l'éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion' chrétienne toute opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables, et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse; comme si l'agrément devait régler la croyance ! Et c'est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste, qui la charme et qui l'entraîne. Je ne parle donc que des vérités de notre portée ;

et c'est d'elles que je dis que l'esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l'âme; mais que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement!

Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.

Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers, que les uns reçoivent, et non pas d'autres; mais qui, dès qu'ils sont admis, sont aussi puissans, quoique faux, pour emporter la croyance, que les plus véritables.

Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d'être heureux, que personne ne peut ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s'ils faisaient son véritable bonheur.

Voilà pour ce qui regarde les puissances qui nous portent à consentir.

Mais pour ·les qualités des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.

Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles-là peuvent être infailliblement persuadées; car, en montrant le rapport qu'elles ont avec les

principes accordés, il y a une nécessité inévitable de convaincre ; et il est impossible qu'elles ne soient pas reçues dans l'âme dès qu'on a pu les enròler à ces vérités déjà admises.

Il y en a qui ont une liaison étroite avec les objets de notre satisfaction; et celles-là sont encore reçues avec certitude. Car aussitôt qu'on fait apercevoir à l'âme qu'une chose peut la conduire à ce qu'elle aime souverainement, il est inévitable qu'elle ne s'y porte avec joie.

Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées, et avec les désirs du cœur, sont si sûres de leur effet, qu'il n'y a rien qui le soit davantage dans la nature; comme, au contraire, ce qui n'a de rapport ni à nos croyances, ni à nos plaisirs, nous est importun, faux et absoJument étranger.

En toutes ces rencontres il n'y a point à douter. Mais il y en a où les choses qu'on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là sont en grand péril de faire voir, par une expérience qui n'est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement, que cette âme impérieuse, qui se vantait de n'agir que par raison, suit, par un choix honteux et téméraire, ce qu'une volonté corrompue désire, quelque résistance que l'esprit trop éclairé puisse y opposer.

C'est alors qu'il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la con

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