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après cela d'être tenté de rejeter les mystères, parce qu'on croit y trouver des répugnances: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien éloigné de vouloir juger si les mystères sont possibles; ce que les hommes du commun n'agitent que trop souvent. Mais Epictete, en combattant la paresse, mène à l'orgueil, et pourrait être nuisible à ceux qui ne sont pas persuadés de la corruption de toute justice qui ne vient pas de la foi. Montaigne est absolument pernicieux, de son côté, à ceux qui ont quelque pente à l'impiété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures doivent être réglées avec beaucoup de soin, de discrétion et d'égard à la condition et aux mœurs de ceux qui s'y appliquent.. Mais il semble qu'en les joignant elles ne peuvent que réussir, parce que l'une s'oppose au mal de l'autre. Il est vrai qu'elles ne peuvent donner la vertu, mais elles troublent dans les vices: l'homme se trouvant combattu par les contraires, dont l'un chasse l'orgueil, et l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnemens, ni aussi les fuir tous.

ARTICLE XII.

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SUR LA CONDITION DES GRANDS,

I.

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition (*), considérez-la dans cette image,

Un homme fut jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitans étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu : et comme il avait, , par hasard, beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il fut pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut donc tous les respects qu'on voulut lui rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais, comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il pensait, en même temps, qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas le roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée, l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il re

(*) Pascal adresse la parole à un jeune homme d'une illustre naissance; Arthus de Gouffier, duc de Roannez.

connaissait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soimême.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus quê lui et non-seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'où dépendaient ces mariages? d'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.

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Vous tenez, dites-vous vos richesses de vos ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancêtres les ont acquises, et qu'ils vous les ont conservées ? Mille autres, aussi habiles qu'eux, ou n'ont pu en acquérir, ou les ont perdues après les avoir acquises. Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs, qui ont pu avoir de bonnes raisons pour l'établir, mais dont aucune certainement

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n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient à la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi, tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un titre fondé sur la nature, mais sur un établissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois, vous aurait rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois, qui s'est trouvée favorabie à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis à un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le maître, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme dont nous avons parlé, qui ne posséderait son royaume que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession, et l'obligerait à y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous, et qui vous en rende digne. Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférens à

Pétat de batelier ou à celui de duc; et il n'y a nul lieu naturel qui les attache à une condition plutôt qu'à une autre.

Que s'ensuit-il de là? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et que, si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître par une pensée plus cachée, mais plus véritable, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est votre état naturel.

Le peuple qui vous admire ne connaît pas peutêtre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle, et il considère presque les grands comme étant d'une antre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence: et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même, en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres.

roi

Que diriez-vous de cet homme qui aurait été fait par P'erreur du peuple, s'il venait à oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imaginât que ce royaume lui était dû, qu'il le méritait, et qu'il lui appartenait de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de qualité, qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel ?

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