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XII.

Le respect est, incommodez-vous : cela est vain en apparence, mais très juste ; car c'est dire : Je m'incommoderais bien, si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve outre que le respect est pour distinguer les grands. Or, si le respect était d'être dans un fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas; mais étant incommodé, on distingue fort bien.

XIII.

Être brave (*), n'est pas trop vain; c'est montrer qu'un grand nombre de gens travaillent pour soi; c'est montrer, par ses cheveux, qu'on à un valet de chambre, un parfumeur, etc., par son rabat, le fil et le passement, etc.

Or, ce n'est pas une simple superficie, ni un simple harnais, d'avoir plusieurs bras à son ser

vice.

XIV.

Cela est admirable: on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept à huit laquais ! Eh quoi! il me fera donner les étrivières, sije ne le salue. Cet habit, c'est une force; il n'en est pas de même d'un cheval bien enharnaché à l'égard d'un autre.

(*) Bien mis.

Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a d'admirer qu'on y en trouve, et d'en demander la raison.

XV.

Le peuple a des opinions très saines, par exemple, d'avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie : les demi-savans s'en moquent, et triomphent à montrer là-dessus sa folie; mais par une raison qu'il ne pénètrent pas, il a raison. Il fait bien aussi de distinguer les hommes par le dehors, comme par la naissance ou le bien : le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable; mais cela est très raisonnable.

XVI.

C'est un grand avantage que la qualité, qui, dès dix-huit ou vingt ans met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans : ce sont trente ans gagnés sans peine.

XVII.

Il y a de certaines gens qui, pour faire voir qu'on a tort de ne pas les estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualité qui font cas d'eux. Je voudrais leur répondre : Montreznous le mérite par où vous avez attiré l'estime de ces personnes-là " et nous vous estimerons de

même.

XVIII.

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passans; si je passe par-là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus : et si on m'aime pour mon jugement, ou pour ma mémoire, m'aime" t-on, moi? Non; car je puis perdre ces qualités sans cesser d'être. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait ce moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais la personne, mais seulement les qualités; ou, si on aime la personne, il faut dire que c'est l'assemblage des qualités qui fait la personne.

XIX.

Les choses qui nous tiennent le plus au cœur ne sont rien le plus souvent; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans peine.

XX.

Ceux qui sont capables d'inventer sont rares: ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts; et l'on voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils méritent et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir, et à traiter avec mépris ceux qui n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est ; et l'on doit se contenter d'être estimé du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix..

ARTICLE IX.

PENSÉES MORALES DÉTACHÉES.

I.

TOUTES les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font; mais presque personne ne le fait pour la religion. Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte,

non-seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordemens. Qu'on en marque les limites; il n'y a point de bornes dans les choses: les lois veulent y en mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

II.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître : car, en désobéissant à l'un, on est malheureux; et en désobéissant à l'autre, on

est un sot.

III.

Pourquoi me tuez-vous? Eh, quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste.

IV.

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils croient la suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous cotés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où trouverons-nous ce point dans la morale ?

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