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d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu'à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il peut se divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il s'afflige de ses misères effectives; et ses divertissemens sont infiniment moins raisonnables que son enuui.

II.

D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là; mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien réel et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des objets bas et ridicules, indignes de son application, et encore plus de son amour. C'est une joie de malade et de fréné tique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son déréglement; c'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose étrange, que de considérer ce qui plait aux hommes dans les jeux et dans les divertissemens. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du sentiment de ses maux; ce qui est réel.

Mais ils ne l'occupent que parce que l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.

Quel pensez-vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit et d'agitation du corps? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux savans qu'ils ont résolu une question d'algèbre qui n'avait pu l'être jusqu'ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls pour se vánter ensuite d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent à remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu'ils le sont avec connaissance; au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient pas, s'ils avaient cette connaissance.

III.

Tet homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il

.cherche : un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique lui-même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, et qu'il se forme un objet de passion qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissemens qui font le bonheur des hommes ne sont pas seulement bas; ils sont encore faux et trompeurs; c'est-à-dire, qu'ils ont pour objet des fantômes et des illusions qui seraient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il n'était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité d'autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères qu'en nous causant une misère plus réelle et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui; et cet ennui nous porterait à chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

IV.

Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais

c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va, non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est, en quelque sorte, son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison; et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est, en effet, son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations, que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans pouvoir jamais se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.

V.

La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu'ils joignent à l'état où nous sommes les plaisirs de l'état où nous ne sommes pas ; et quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d'autres désirs conformes à un nouvel état.

VI.

Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour; c'est l'image de la condition des hommes.

ARTICLE VIII.

RAISONS DE QUELQUES OPINIONS DU PEUPLE.

I.

J'ÉCRIRAI ici mes pensées sans ordre,, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein: c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.

Nous allons voir que toutes les opinions du peuple sont très saines; que le peuple n'est pas si vain qu'on le dit; et ainsi l'opinion qui détruisait celle du peuple sera elle-même détruite,

II.

Il est vrai, en un sens, de dire que tout le monde est dans l'illusion: car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa

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