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VII.

DE L'ARTICLE.

MONSIEUR LITTRÉ en donne cette définition: "Un petit mot qui précède ordinairement le substantif, et qui a pour objet de . le présenter comme défini ou indéfini.” Il ajoute: "Il y a deux articles: l'article défini, le, la, les; l'article indéfini, un, une. Le latin n'a point l'article défini. En grammaire générale, l'article défini est un adjectif déterminatif qui limite l'étendue des substantifs, c'est-à-dire qui les applique positivement aux individus auxquels ils conviennent dans la circonstance actuelle."

Vous pouvez adopter cette définition, mesdames. Cependant je préférerais considérer un comme adjectif indéfini, et le mettre avec ces termes : autre, certain, nul, plusieurs, chaque, tel, quelque, quelconque, tout, maint et aucun. De même qu'eux, un donne au substantif qu'il accompagne une signification générale nullement définie. Ce caractère de généralité me semble contraire à la nature de l'article qui est de définir. Je préférerais aussi nommer l'article, le, la, les, adjectif déterminatif, comme on le fait en grammaire générale, mais vous pouvez suivre monsieur Littré.

NOSTER SERMO

Pourquoi les Latins n'avaient-ils pas l'article, monsieur ? Quintilien dit qu'ils n'en avaient 66 besoin : pas ARTICULOS NON DESIDERAT." Mais je crois, avec M. Brachet, que c'était une imperfection de la langue latine. Aussi, comme le fait remarquer ce savant linguiste, les Romains em

ployèrent souvent le pronom démonstratif ILLE pour la clarté du discours dans les cas où nous employons le, la, les. Il donne les exemples suivants: ILLE ALTER (CICÉRON).– ILLA RERUM DOMINA FORTUNA (Id.). — VÆ AUTEM HOMINI ILLI PER QUEM FILIUS HOMINIS TRADETUR (ST. JÉRÔME).

Vous voyez, mesdames, que dans ces citations ILLE, ILLA, ILLI, jouent le rôle de notre article. Je crois que les Latins faisaient le même usage de IS, EA, ID. En effet, n'est-ce pas notre article qui représente le EAM de cette phrase que je lis à la fin du premier chapitre de la Guerre des Gaules de César: "AQUITANIA A GARUMNA FLUMINE AD PYRENÆOS MONTES ET EAM PARTEM OCEANI QUE EST AD HISPANIAM, PERTINET?" L'Aquitaine, commençant au fleuve Garonne, s'étend jusqu'aux monts Pyrénées et à la partie de l'océan qui baigne l'Espagne. EAM PARTEM signifie précisément la partie.

Les Latins sentaient donc le besoin de l'article qui leur manquait. L'article en effet est un grand élément de la clarté du discours, puisque son caractère est de définir le nom qu'il accompagne. Comment traduisez-vous les exemples cités par M. Brachet? Nous désirons y voir l'article français. C'est l'article et non le pronom démonstratif que j'emploierai: L'autre. · La fortune reine du monde, ou bien la fortune qui régit tout. Malheur à l'homme qui livrera le fils de l'homme.

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Est-ce le pronom démonstratif ILLE qui a donné l'article le, la, les? Oui, madame. Vous savez que le vieux français

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– Oui, il disait: Le murs

avait deux cas pour les substantifs.. est haut, j'ai construit le mur. Murs au sujet, et mur au régime; mais il ne disait pas également le murs et le mur, car comme le substantif, l'article avait les deux cas. Le nominatif de la vieille langue est li murs, et l'accusatif le mur. On écrivait donc li murs est haut? - Oui, et de même li chevals

est fort; l'homme monte le cheval.

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Voici la dérivation.

Au masculin singulier, le nominatif ILLE donna li, et l'accusatif ILLUM le.

Au féminin singulier, le nominatif ILLA et l'accusatif ILLAM devinrent l'un et l'autre la.

On employait donc la comme sujet et comme régime: La femme est la compagne de l'homme; Dieu forma la femme d'une côte de l'homme ? Oui, madame.

Le masculin pluriel ILLI devint li, et l'accusatif ILLOS les: Li cheval sont forts, j'aime les chevals.

Au féminin pluriel, ILLÆ et ILLAS donnèrent également les pour le cas-sujet et le cas-régime.

Quand la déclinaison tomba, mesdames, on fit pour l'article ce qu'on fit pour le substantif: on conserva le cas-régime, et c'est ainsi que nous avons notre article le, la, les.

D'où viennent les formes de l'article du, des, au, aux? D'une fusion de l'article avec les prépositions de et à. De le devint del; de les, dels; à le, al; à les, als. A la grant feste Seint Michel DEL peril. - CHANSON DE ROLAND, I.; c'està-dire, À la grande fête de St Michel du péril. Al temps Innocent III, signifie Au temps d'Innocent III.

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Ces vieilles formes del, dels, al, als, ont été changées en du, des, au, aux.

Avez-vous compris, mesdames, l'origine de notre article? Oui, monsieur; c'est très-intéressant. Si vous êtes desireuses de faire une étude des étymologies de notre langue, je vous renvoie aux excellents ouvrages de M. Auguste Brachet: Grammaire historique de la langue française. Dictionnaire étymologique de la langue française. Je vous conseille d'avoir toujours sous votre main ce dernier volume. Curieuses comme vous êtes, vous l'ouvrirez souvent et y puiserez de précieuses connaissances. On comprend mieux les mots français, mesdames, quand on peut les rejoindre aux mots de la langue latine, et on cesse de confondre des synony

mes qui doivent être distingués. Si vous suivez mon conseil, j'ai confiance que vous arriverez à faire usage du mot propre dans votre conversation, c'est-à-dire à parler avec cette précision, cette clarté, qui est la distinction des esprits cultivés. Je n'en dis pas davantage, mesdames, et je vous pose quelques questions sur la grammaire de l'article.

L'article détermine la signification du substantif, n'est-ce pas, mesdames?— Oui, c'est sa fonction. S'il y a dans la phrase deux substantifs à déterminer, emploierez-vous deux fois l'article?-Évidemment. - Le faites-vous en anglais ? - Je pense que oui. Je pense que non. Ne dites-vous pas THE MEN AND WOMEN I SAW?— Si. - Vous faites une addition dans votre article, vous l'employez une fois en masse, si je peux ainsi dire, pour vos différents substantifs déterminés. Oui. Cette addition n'est pas permise en français, il faut dire Les hommes et les femmes que j'ai vus. de substantifs déterminés, autant d'articles.

Autant

"Les hommes et les affaires ont leur point de perspective: il y en a qu'il faut voir de près, pour en bien juger, et d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.” LA ROCHEFOUCAULD, MAXIME 104.

En anglais nous dirions MEN AND THINGS. Oui, vous particularisez moins que nous. Vous faites bien de le remarquer, madame.

Faut-il répéter l'article devant les différents adjectifs qui accompagnent un nom déterminé? - Non, mademoiselle, l'adjectif n'a rien à faire avec l'article. Ne dites-vous pas

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- Modernes est un

les poëtes anciens et les modernes ?- Si. adjectif. Oui, mais l'article les ne s'accorde pas avec modernes; c'est poëtes, mot sous-entendu, qu'il détermine. Vous voyez qu'il y a deux substantifs à déterminer, les poëtes anciens et les poëtes modernes: chacun des deux substantifs réclame son article.

Donc disons que le substantif sous-en

-

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ENTRETIENS SUR LA GRAMMAIRE.

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tu a droit à l'article aussi bien que le substantif exprimé. En anglais vous dites: THE ANCIENT AND MODERN POETS. Oui. Vous êtes moins exacts, moins précis que les Français. Je crois que vous avez tort. On ne peut trop faire pour la clarté et la vérité de l'expression. La lumière dans la pensée et dans la parole est un des biens les plus précieux pour les relations entre les hommes.

Dites donc: Le premier et le second étage de ma maison; car il ne faut pas les confondre dans l'article qui accompagne ces substantifs. Il est déraisonnable de dire THE FIRST AND SECOND STORY, le premier et second étage; je parle en effet du premier et du second étage séparément, et je dois les déterminer chacun par son article: le premier et le second étage. Grammaticalement votre phrase signifie que vous parlez d'un étage qui a pour qualité d'être premier et second. - C'est vrai, monsieur. Si les adjectifs qui sont dans la phrase qualifient le même substantif, il est évident qu'il ne faut pas répéter l'article: La profonde et émouvante tragédie de Hamlet est le chef-d'œuvre de Shakspeare. Je n'ai à déterminer qu'un substantif: c'est la tragédie de Hamlet, qui est profonde et émouvante.

Je demande à poser une question, monsieur. — Posez-la, mademoiselle. - L'article doit-il toujours se répéter devant

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chacun des substantifs qu'on veut déterminer?

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· Régulièrement oui. N'est-il pas permis de dire: Les père et mère de cet enfant sont morts? Je ne le dirais pas; cependant l'usage a consacré cette erreur grammaticale, et vous ne ferez pas de faute si vous dites: Les père et mère de cet enfant; les préfet et maires de Paris, les arts et métiers, etc. L'habitude de réunir ces termes a consacré cette façon incorrecte de s'exprimer.

Je demande plus de lumière, monsieur, sur l'emploi de l'article. Comme le français en fait usage plus que l'anglais,

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