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IV.

DES CAS.

QU'EST-CE que le substantif? Je prends la définition de M. Littré: "C'est un mot qui marque une chose qui subsiste, comme le soleil, la lune, ou qui est considérée comme subsistante, par exemple, le courage, la beauté." Comprenez-vous, mesdames?—Nous pensons que oui; c'est une chose qui subsiste, comme l'homme, la terre, l'océan. - Oui, la chose subsiste en réalité, ou est imaginée par notre esprit. Ces créations que l'homme a faites, vertu, beauté, grandeur, vice, laideur, petitesse, etc., nous leur supposons une substance, et nous les traitons comme substantifs. Mais bon, grand, beau, ne sont pas des substantifs; ils n'ont pas de substance; ils ne sont rien jusqu'au moment où nous les attachons aux substantifs pour les qualifier. Ils deviennent alors des qualités du substantif. Vous voyez bien que mon, ce, le, afin que, bravement, hélas! chanter, ne sont pas des substantifs. Il n'y a là aucune substance. Nous avons compris.

Nous nous occuperons, mesdames, du genre et du nombre des substantifs. Notre grammaire n'a pas à traiter des déclinaisons, car le français n'a pas pris les cas que la langue-mère, le latin, lui présentait. Vous savez que les Latins avaient six cas: nous n'en avons qu'un, ou plutôt nous n'en avons pas. Pourquoi les Français n'ont ils pas accepté ce précieux héritage de la langue latine?—Ils étaient très-peu cultivés au temps de la formation de la langue. Eh bien, monsieur ?

-Il y a tant de nuances, mademoiselle, tant de délicatesse, de finesse, dans l'emploi des six cas latins! Comment l'esprit grossier de nos pères eût-il pu saisir la signification des cas, et les employer proprement? - J'ai lu dans la Grammaire historique de M. Brachet que le vieux français avait deux cas. — Oui, ce fut la transition de la grammaire latine à la nôtre. Le français conserva longtemps deux des cas latins, le nominatif pour marquer le sujet, et l'accusatif qui exprima le régime. Déjà dans le latin vulgaire, que parlait le peuple, ces deux cas étaient seuls employés: DOMUS, MURUS, DOMINUS, exprimaient des sujets, et DOMUM, MURUM, DOMINUM, marquaient des régimes. Quand les habitants de la Gaule parlèrent français ils dirent, en distinguant les deux cas: Ce murs est haut; j'ai construit un mur. Vous voyez l' s de MURUS dans notre nominatif du vieux français, le murs, tandis qu'au régime il n'y a pas d' s parce qu'elle ne se rencontre pas dans l'accusatif MURUM: j'ai construit un mur.

Quand ce reste de déclinaison disparut-il? Au quatorzième siècle, madame, mais en laissant quelques marques dans notre langue. Quelles marques? - Voulez-vous bien que je vous arrête un moment sur ce point? Oui, il nous intéresse. L'histoire de la langue peut seule expliquer certains faits de grammaire. J'entre donc dans quelques détails.

La déclinaison à deux cas du moyen âge s'est formée de trois déclinaisons latines.

Au singulier le nominatif des trois déclinaisons ROSA, MURUS, PASTOR, nous a donné pour notre cas-sujet rose, murs, pastre qui est devenu pâtre. Vous remarquez, n'estce pas, que nos substantifs dérivés de la seconde déclinaison latine ont seuls une s, le murs, le fils? — Oui, monsieur; c'est parce que la première et la troisième déclinaisons n'ont pas d's au nominatif singulier.— C'est juste.

L'accusatif ROSAM, MURUM, PASTOREM, a donné pour notre cas-régime rose, mur, pasteur. —L's n'est nulie part à l'accu

satif. — Non, madame, parce qu'elle n'est nulle part dans le latin. On disait donc : La rose est la reine des fleurs? Oui. J'aime la rose?-Oui. - Et on disait: Le murs a dix pieds de haut; j'ai fait construire un mur? — Oui, madame. Et vos mots dérivés de la troisième déclinaison avaient deux formes entièrement différentes, au sujet et au régime; on disait: Le pâtre conduit les moutons aux champs, et le chien suit le pasteur? — Oui.

Venons au pluriel. Le nominatif ROSE, MURI, pastores, a donné rose, mur, pasteurs.· Ce sont vos dérivés de la troisième déclinaison qui ont l' s au nominatif pluriel. C'est régulier. L'accusatif ROSAS, MUROS, PASTORES, a donné pour cas-régime de notre vieille langue roses, murs, pasteurs.

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Je fais appel à votre curiosité, mesdames, interrogez-moi. Comment les deux cas ont-ils disparu, monsieur? Pourquoi l' s est-elle le signe du pluriel en français? N'est-il pas étrange que vos substantifs prennent une s au pluriel, et n'en aient pas au singulier, alors que les Latins tout au contraire avaient une s au singulier MURUS, et n'en avaient pas au pluriel MURI? Enfin, monsieur, regrettez-vous pour votre langue la disparition des cas du latin? Voilà des points que nous avons la curiosité de connâitre.

Les trois déclinaisons à deux cas que le français eut d'abord parurent une distinction difficile à faire aux hommes du treizième siècle. Ils les soumirent toutes trois à la règle de la seconde déclinaison, MURUS le murs, et ils dirent le pastres comme ils disaient le murs, quoique pastor n'ait pas d' s.

Quelle décomposition du latin, n'est ce pas, mesdames, quelle corruption! — Oui, l'étymologie ne s'explique plus dans cette manière d'écrire.. Eh bien! tant mieux, cela tuera tout entière la déclinaison latine, car ce qui en restait n'était qu'un embarras, et était contraire à la nature de la Bangue nouvelle, qui est analytique. — Qu'est-ce qu'une langue nalytique?-Je le dirai dans un moment.

nos noms.

Le français ne garda donc qu'un seul cas. Le cas-sujet, monsieur?—Non, madame, c'est le cas-régime qui fut conservé, et qui explique pourquoi nous avons une s au pluriel de Ce n'est pas MURUS et MURI que le français a suivi; ils auraient donné le murs et les mur, et l' s aurait été le signe du singulier; c'est MURUM et MUROS, l'accusatif qui a formé le seul cas qui nous reste, et en conséquence on écrit le mur et les murs. Nous comprenons à cette heure pourquoi s est le signe du pluriel. Mais vous avez quelquefois une x au pluriel. Oui, madame, dans le vieux français les lettres s, z, x étaient employées indifféremment. — N'écrit-on pas fils au singulier avec une s?- C'est un reste de notre déclinaison à deux cas, un de ces exemples où le nominatif a été conservé au lieu de l'accusatif: FILIUS fils. Nous avons de même ce souvenir du nominatif dans nez, lis, puits, rets, legs, fonds, Louis, Charles, qui viennent de NASUS, LILIUS, PUTEUS,

RETIS, LEGATUS, FUNDUS, LUDOVICUS, Carolus.

N'avez-vous pas gardé les deux cas de la troisième déclinaison, le pâtre et le pasteur? Nous avons ces deux mots, madame, mais il ne s'agit plus pour le français moderne de déclinaison dans aucun cas. Cette troisième déclinaison nous a laissé, aussi bien que la seconde, un souvenir de son nominatif dans quelques mots, comme pâtre, chantre qui provient du nominatif CANTOR, comme chanteur vient de l'accusatif CANTOREM; le nominatif SENIOR nous a laissé sire, et l'accusatif SENIOREM seigneur. Dans le mot sœur c'est le nominatif qui a été gardé, ainsi que dans les mots peintre et traître de SOROR, PICTOR, et TRADITOR; les vieux accusatifs seror, peinteur, et traiteur ont disparu. En dehors de ces cas rares, le nominatif n'a guère laissé de traces.

Regrettez-vous, monsieur, pour votre langue la déclinaison des latins? J'ai de la peine à regretter pour le français quoi que ce soit. Je lui trouve toute beauté et toute puissance. J'apprécie extrêmement ses ressources et je ne

m'imagine pas qu'il lui manque rien, quand je l'admire sous la plume de Bossuet, de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Corneille, d'Alfred de Musset. Cependant je regrette pour notre langue la déclinaison des Grecs et des Latins, et cette force d'expression qui appartient aux langues synthétiques.

Quelle est la différence, monsieur, entre les langues synthétiques et les langues analytiques? - Elle est capitale: une langue synthétique exprime le rapport des mots par leur forme, par leur terminaison. Quand un latin veut représenter un assassin et une victime, un loup et un agneau, il marque que l'assassin commet l'action en le mettant au nominatif LUPUS, et il exprime que la victime subit l'acte meurtrier en employant l'accusatif AGNUM. L'ordre des mots ne change pas la signification, et qu'ils disent LUPUS OCCIDit agnum, OU AGNUM OCCIDIT LUPUS, ou OCCIDIT AGNUM LUPUS, c'est toujours le loup qui a tué, et l'agneau qui a été tué.

Les langues analytiques, mesdames, ne peuvent pas ainsi disposer les mots à leur fantaisie, c'est l'ordre des mots seul qui fixe la signification, et nous ne pouvons dire autrement que: Le loup tue l'agneau. Ce qui nous indique que le loup est l'assassin et l'agneau la victime, c'est la place des deux mots dans la phrase, le loup étant mis en avant comme sujet du verbe, et l'agneau après comme régime ou complément.

Je comprends, monsieur, la différence entre les langues analytiques et les langues synthétiques, mais je ne vois pas pourquoi vous regrettez la synthèse. — C'est une grande ressource, mademoiselle; ainsi dans la phrase latine que j'ai donnée, j'ai dit que l'ordre des mots ne marquait pas le sens. Cela est vrai, mais cet ordre sert à exprimer les nuances. De sorte que l'on peut dire que les Latins ont une double ressource, celle des formes, LUPUs, agnum, et celle de la disposition des mots. Vous allez comprendre. PATER AMAT FILIUM, FILIUM AMAT PATER, et AMAT FILIUM PATER, ne sont pas absolument synonymes. Les Latins

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