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La question de ces deux temps devient très-claire, monsieur. Mais tous les cas sont-ils aussi évidents? — Oui, madame: l'imparfait marque toujours un état de choses établi, quelque chose d'habituel, soit que cet état de choses dure, soit qu'il se répète. C'est ainsi que Calypso était inconsolable; sa douleur durait. Oui, et c'est ainsi d'autre part qu'elle se promenait seule; cette action se répétait souvent.

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J'ai ici la Grammaire des grammaires par Girault-Duvivier: vous me l'avez recommandée, monsieur. - Oui, mademoiselle, parce que vous enseignez. Vous faites bien de la consulter: c'est la meilleure grammaire, quoiqu'elle soit pleine d'erreurs. Ne vous y fiez entièrement sur aucune question. Cette grammaire donne trois cas d'imparfait, et vous n'en donnez qu'un. Lisez, s'il vous plaît. - Je commence par la

voici le troisième cas.

queue

"On se sert de l'imparfait pour n'exprimer qu'un rapport au présent; mais il doit être précédé de si, signifiant supposé que: Si j'étais en crédit, je vous serais utile."

Quelle langue métaphysique, monsieur ! — Oh! mesdames, les grammairiens écrivent comme cela.

Eh bien, mademoiselle, ce cas d'imparfait ne demande aucune explication. Ne l'avez-vous pas dans votre langue? - Si. IF I WERE IN FAVOR I WOULD SERVE YOU. En conséquence je ne m'y arrête point. Continuez, je vous en prie.

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L'imparfait marque une chose faite dans un temps passé, mais comme présente à l'égard d'une autre chose faite dans un temps également passé."

Cette règle est fausse. Voyez: Il sortit au moment où vous entrâtes. Cette chose sortir est faite dans un temps passé, n'est-ce pas ? - Oui. - Et l'autre chose, entrer est faite aussi dans le passé ? - La première chose sortir n'est-elle pas présente à l'égard de l'autre chose entrer ? Si,

Oui.

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mais vous parlez comme la grammaire, monsieur. — Vous

avez raison, mesdames, ce langage est affreux. Que j'achève bien vite.

Les deux choses sont au prétérit défini, malgré la règle de Girault-Duvivier. Vous voyez donc qu'elle est fausse et qu'il ne reste que cette règle unique que les maîtres viennent de nous enseigner.

Ne peut-on pas dire: Il sortait au moment où vous entrâtes? On le peut, madame. Notre règle seule explique la différence des deux phrases. Je ne comprends pas cette diffé

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rence.

Elle est grande et évidente. Quand je dis: Il sortit au moment où vous entrâtes, je marque deux événements, et nécessairement je les exprime par le passé défini. Dans ma chambre deux événements se produisirent: lui, il était là, près de moi, causant avec moi, ou, que sais-je? écoutant une lecture que je lui faisais, et vous, vous n'étiez pas dans ma chambre, vous étiez dehors, vous montiez mon escalier probablement. Voilà l'état dans lequel vous étiez, vous et lui, quand un changement, un double événement se produisit: il sortit, vous entrâtes. Comprenez-vous, mesdames? — Parfaitement.

Mais il sortait au moment où vous entrâtes, ne vous présente qu'un événement: vous entrâtes. — Mais, monsieur, celui qui était auprès de vous sortit. - Pardon, mademoiselle, il ne sortit pas, car il sortait; il était déjà dans cet état quand vous entrâtes, et voilà pourquoi j'emploie l'imparfait.

C'est clair, monsieur.

Tenons-nous donc, mesdames, à cette loi unique, et efforçons-nous toujours de simplifier les règles, et d'en diminuer le nombre. C'est parce que les grammairiens ne s'adressent qu'à notre mémoire, parce qu'ils ne comprennent pas la langue, et ne s'efforcent même pas de la comprendre, c'est pour cette raison qu'ils formulent tant de règles et tant d'exceptions.

Pour finir notre première étude, je vous lis encore quelques passages des grands écrivains.

"Zadig se jeta à genoux devant Astarté, et il attacha son front à la poussière de ses pieds. La reine de Babylone le relève, et le fait asseoir auprès d'elle sur le bord du ruisseau; elle essuyait à plusieurs reprises ses yeux dont les larmes recommençaient toujours à couler. Elle reprenait vingt fois des discours que ses gémissements interrompaient, elle l'interrogeait sur le hasard qui les rassemblait, et prévenait soudain ses réponses par d'autres questions. Elle entamait le récit de ses malheurs et voulait savoir ceux de Zadig. Enfin tous deux ayant un peu apaisé le tumulte de leurs âmes, Zadig lui conta en peu de mots par quelle aventure il se trouvait dans cette prairie. Mais, ô malheureuse et respectable reine! comment vous retrouvé-je en ce lieu écarté, vêtue en esclave, et accompagnée d'autres femmes esclaves qui cherchent un basilic pour le faire cuire dans de l'eau rose par ordonnance du médecin ?" — VOLTAIRE, ZADIG, xviii. 144–145.

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N'admirez-vous pas la puissante expression de ces imparfaits? Comme ils peignent merveilleusement l'état de deux amants qui viennent de se retrouver, après une longue séparation! Finiront-ils jamais de verser des larmes de bonheur? leurs discours, leurs mille questions, leur curiosité au sujet du passé, le doux duo finira-t-il jamais?

Enfin Zadig et Astarté ont un peu apaisé le tumulte de leurs âmes: la scène change et l'un des deux parle seul pendant que l'autre écoute. C'est au prétérit défini à exprimer cet événement: "Zadig conta son aventure."-Et la reine écouta? Oui, mademoiselle, elle ne pleurait plus, ne parlait plus, n'interrogeait plus: elle écouta ce que son amant lui

conta.

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Un soir, le pauvre Merle blanc d'Alfred de Musset arriva dans le bois de Morfontaine. "Tout le monde se couchait lorsqu'il arriva: les pies, les geais, les moineaux, les hérons, les corbeaux, les mésanges, les fauvettes, les rouges-gorges.

De toute part résonnaient des voix qui disaient bien distinctement:- Allons, ma femme!- Allons, ma fille! - Venez, ma belle! Par ici, ma mie!-Me voilà, mon cher!— Bonsoir, ma maîtresse! - Adieu, mes amis ! - Dormez bien, mes enfants!"

Et dans cette vaste auberge, pas une place pour le meile blanc, que tous les hôtes du bois repoussaient.

"Je commençais à désespérer, dit-il, et j'allais m'endormir dans un coin solitaire, lorsqu'un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt fit silence. Hélas! que sa voix était pure! Que sa mélancolie même paraissait douce! Loin de troubler le sommeil d'autrui, ses accords semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne trouvait mauvais qu'il chantât sa chanson à pareille heure.”. CONTES PAR A. DE MUSSET, HIST. D'UN MERLE BLANC, 208.

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Remarquez tout, mesdames, dans cette belle page, mais notez surtout le grand événement, ce rossignol qui se mit à chanter, et tout le monde qui fit silence pour l'écouter.

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Me permettez-vous une observation, monsieur? Sans doute, madame. Une critique? - Pourquoi pas?-Il y a une erreur de temps dans le passage de Musset. Cela m'étonnerait singulièrement. — Votre écrivain ne devait-il pas employer le prétérit défini, et dire: "Personne ne songea à faire taire le rossignol, personne ne trouva mauvais qu'il chantât la nuit"?

Oh! madame, quel tort vous feriez aux oiseaux! N'étaitce donc pas leur habitude d'écouter religieusement le grand artiste et de trouver bon qu'il chantât, et qu'il bercât leur sommeil de ses harmonieux accords? Si, par exception, contre l'habitude des oiseaux, quelqu'un s'était rencontré au bois de Morfontaine, un barbare, un sauvage, qui eût trouvé désagréable d'entendre le rossignol, oh! alors A. de Musset aurait marqué cet événement en disant: "Ce barbare, dont

l'oreille était fermée à l'harmonie, songea à faire taire le rossignol."-Vous avez raison, monsieur, et je vous jure que je n'ai pas songé à calomnier les oiseaux de Morfontaine.

Écoutons quelques vers d'Athalie. C'est Josabet qui parle

à Joas.

"Hélas! l'état horrible où le ciel me l'offrit,
Revient à tout moment effrayer mon esprit.
De princes égorgés la chambre était remplie.
Un poignard à la main l'implacable Athalie
Au carnage animait ses barbares soldats,
Et poursuivait le cours de ses assassinats.
Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue."
ATHALIE, V. 241-247.

Voyez-vous cet état de choses à l'imparfait, et cet événement qui surgit au prétérit défini? Athalie assassinait et Josabet regardait le champ de carnage, quand soudain Joas frappa la vue de la femme du grand prêtre.

Dans la première poésie de ses Feuilles d'automne, Victor Hugo exprime à l'imparfait l'état du siècle et du monde au moment de sa naissance. L'événement marqué alors à l'horloge du temps est bien-entendu la naissance du poëte. Le prétérit défini l'exprimera.

"Ce siècle avait deux ans.

Rome remplaçait Sparte,

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole,
Naquit d'un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix,
Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,

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