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ment après qu'il lui avait fait révéler le secret de cette entreprise et porter la nouvelle de sa fausse mort. Bien loin de pouvoir surprendre Æmilie par la peur de se voir arrêtée, c'eût été se faire arrêter lui-même, et se précipiter dans un obstacle invincible au dessein qu'il voulait exécuter. Æmilie ne parle donc pas où parle Auguste, à la réserve du cinquième acte; mais cela n'empêche pas qu'à considérer tout le poëme ensemble, il n'ait son unité de lieu, puisque tout s'y peut passer, non-seulement dans Rome ou dans un quartier de Rome, mais dans le seul palais d'Auguste, pourvu que vous y vouliez donner un appartement à Æmilie qui soit éloigné du sien.

Le compte que Cinna lui rend de sa conspiration justifie ce que j'ai dit ailleurs (3), que, pour faire souffrir une narration ornée, il faut que celui qui la fait et celui qui l'écoute aient l'esprit assez tranquille, et s'y plaisent assez pour lui prêter toute la patience qui lui est nécessaire. Æmilie a de la joie d'apprendre de la bouche de son amant avec quelle chaleur il a suivi ses intentions; et Cinna n'en a pas moins de lui pouvoir donner de si belles espérances de l'effet qu'elle en souhaite c'est pourquoi, quelque longue que soit cette narration, sans interruption aucune, elle n'ennuie point. Les ornements de rhétorique dont j'ai tâché de l'enrichir ne la font point condamner de trop d'artifice, et la diversité de ses figures ne fait point regretter le temps que j'y perds; mais si j'avais attendu à la commencer qu'Évandre eût troublé ces deux amants par la nouvelle qu'il leur apporte, Cinna eût été obligé de s'en taire ou de la conclure en six vers, et Æmilie n'en eût pu supporter davantage.

Comme (4) les vers d'Horace ont quelque chose de plus net et de moins guindé pour les pensées que ceux du Cid, on peut dire que ceux de cette pièce ont quelque chose de plus achevé que ceux d'Horace, et qu'enfin la facilité de concevoir le sujet, qui n'est ni trop chargé d'incidents, ni trop embarrassé des récits de ce qui s'est passé avant le commencement de la pièce, est une des causes sans doute de la grande approbation qu'il a reçue. L'auditeur aime ainsi à s'abandonner à l'action présente, et à n'être point obligé, pour l'in

telligence de ce qu'il voit, de réfléchir sur ce qu'il a déjà vu, et de fixer sa mémoire sur les premiers actes, pendant que les derniers sont devant ses yeux. C'est l'incommodité des pièces embarrassées, qu'en termes de l'art on nomme implexes, par un mot emprunté du latin, telles que sont Rodogune et Héraclius. Elle ne se rencontre pas dans les simples; mais comme celles-là ont sans doute besoin de plus d'esprit pour les imaginer, et de plus d'art pour les conduire, celles-ci, n'ayant pas le même secours du côté du sujet, demandent plus de force de vers, de raisonnement, et de sentiments pour les soutenir.

À MONSIEUR CORNEILLE,

SUR CINNA.

MONSIEUR,

J'ay senty un notable soulagement depuis l'arrivée de vostre paquet, et je crie miracle! dès le commencement de ma lettre. Vostre Cinna guérit les malades: il fait que les Paralytiques battent des mains; il rend la parole à un muet, ce seroit trop peu de dire à un enrhumé. En effet, j'avois perdu la parole avec la voix. Et puisque je les retrouve l'une et l'autre par vostre moyen, il est bien juste que je les emploie toutes deux à vostre gloire, et à dire sans cesse: La belle chose! Vous avez peur néantmoins d'estre de ceux qui sont accablez par la majesté des subjets qu'ils traitent, et ne pensez pas avoir apporté assez de force pour soustenir la grandeur romaine. Quoique cette modestie me plaise, elle ne me persuade pas, et je m'y oppose pour l'intérest de la vérité. Vous estes trop subtil examinateur d'une composition universellement approuvée: et s'il estoit vray qu'en quelqu'une de ses parties yous eussiez senty quelque foiblesse, ce seroit un secret entre vos muses et vous, car je vous assure que personne ne l'a reconneue. La foiblesse seroit de nostre expression, et non pas de vostre pensée: elle viendroit du défaut des instrumens, et non pas de la faute de l'ouvrier; il faudroit en accuser l'incapacité de nostre langue. Vous nous faites voir Rome tout ce qu'elle peut estre à Paris, et ne l'avez point brisée en la remuant. Ce n'est point une Rome de Cassiodore, et aussi des deschirée qu'elle estoit au siècle des Théodorics: c'est une Rome de Tite Live, et aussi pompeuse qu'elle estoit au temps des premiers Césars. Vous avez mesme trouvé

ce qu'elle avoit perdu dans les ruines de la République, cette noble et magnanimè fierté; et il se voit bien quelques passables traducteurs de ses paroles et de ses locutions, mais vous estes le vray et le fidèle interprete de son esprit et de son courage. Je dis plus, Monsieur, vous estes souvent son Pédagogue et l'avertissez de la bienséance quand elle ne s'en souvient pas. Vous estes le Réformateur du vieux temps, s'il a besoin d'embellissement ou d'appuy. Aux endroits où Rome est de brique, vous la rebastissez de marbre; quand vous trouvez du vuide, vous le remplissez d'un chef-d'œuvre; et je prends garde que ce que vous prestez à l'histoire est toujours meilleur que ce que vous empruntez d'elle. La femme d'Horace et la maistresse de Cinna, qui sont vos deux véritables enfantements et les deux pures créatures de vostre esprit, ne sont elles pas aussi les principaux ornements de vos deux poëmes? Et qu'est-ce que la saine Antiquité a produit de vigoureux et de ferme dans le sexe foible, qui soit comparable à ces nouvelles héroïnes que vous avez mises au monde, à ces Romaines de vostre façon? Je ne m'ennuye point depuis quinze jours de considérer celle que j'ai recue la dernière. Je l'ay fait admirer à tous les habiles de nostre province: nos orateurs et nos poëtes en disent merveilles; mais un docteur de mes voisins, qui se met d'ordinaire sur le haut style, en parle, certes, d'une étrange sorte; et il n'y a point de mal que vous sachiez jusques où vous avez porté son esprit. Il se contentoit, le premier jour, de dire que vostre Æmilie estoit la rivale de Caton et de Brutus, dans la passion de la liberté: à cette heure, il va bien plus loin. Tantost il la nomme la possedée du démon de la république, et quelquefois la belle, la raisonnable, la saincte et l'adorable Furie. Voilà d'éstranges paroles sur le subjet de vostre Romaine, mais elles ne sont pas sans fondement. Elle inspire, en effet, toute la conjuration, et donne chaleur au parti par le feu qu'elle jette dans l'âme du chef. Elle entreprend, en se vengeant, de venger toute la terre; elle veut sacrifier à son père une victime, qui seroit trop grande pour Jupiter mesme. C'est, à mon gré, une personne si excellente, qui je pense dire peu à son avantage, de dire que vous estes beaucoup plus heureux en vostre race que Pompée

n'a esté en la sienne, et que vostre fille Æmilie vaut, sans comparaison, davantage que Cinna, son petit-fils. Si celuy-cy mesme a plus de vertu que n'a creu Sénèque, c'est pour estre tombé entre vos mains, et a cause que vous avez pris soin de luy. Il vous est obligé de son mérite, comme à Auguste de sa dignité. L'Empereur le fit consul, et vous l'avez fait honneste homme; mais vous l'avez pu faire par les loix d'un art qui polit et orne la vérité; qui permet de favoriser en imitant; qui quelquefois se propose le semblable et quelquefois le meilleur. J'en dirois trop, si j'en disois davantage. Je ne veux pas commencer une dissertation, je veux finir une lettre, et conclure par les protestations ordinaires, mais très sincères et très véritables, que je suis,

Monsieur,

Le 17 Janvier, 1643.

Vostre, etc.

BALZAC.

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