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Pertharite. Il dit pour raison qu'il commence à vieillir, et cette raison n'est que trop bonne, surtout quand il s'agit de poésie et des autres talents de l'imagination. L'espèce d'esprit qui dépend de l'imagination, et c'est ce qu'on appelle communément esprit dans le monde, ressemble à la beauté et ne subsiste qu'avec la jeunesse. Il est vrai que la vieillesse vient plus tard pour l'esprit, mais elle vient. Les plus dangereuses qualités qu'elle lui apporte sont la sécheresse et la dureté ; et il y a des esprits qui en sont naturellement plus susceptibles que d'autres, et qui donnent plus de prise aux ravages du temps: ce sont ceux qui avaient de la noblesse, de la grandeur, quelque chose de fier et d'austère. Cette sorte de caractère contracte aisément par les années je ne sais quoi de sec et de dur. C'est à peu près ce qui arriva à Corneille. Il ne perdit pas en vieillissant l'inimitable noblesse de son génie, mais il s'y mêla quelquefois un peu de dureté. Il avait poussé les grands sentiments aussi loin que la nature pouvait souffrir qu'ils allassent: il commença de temps en temps à les pousser un peu plus loin. Ainsi dans Pertharite une reine consent à épouser un tyran qu'elle déteste, pourvu qu'il égorge un fils qu'elle a, et que par cette action il se rende aussi odieux qu'elle souhaite qu'il le soit. Il est aisé de voir que ce sentiment, au lieu d'être noble, n'est que dur, et il ne faut pas trouver mauvais que le public ne l'ait pas goûté.

Après Pertharite, M. Corneille, rebuté du théâtre, entreprit la traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ. Il y fut porté par des Pères Jésuites de ses amis, par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie, et peut-être aussi par l'activité de son génie, qui ne pouvait demeurer oisif. Cet ouvrage eut un succès prodigieux, et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, je ne trouve point dans la traduction de M. Corneille le plus grand charme de l'Imitation de Jésus-Christ, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers, qui était naturelle à M. Corneille, et je crois même qu'absolument la forme de vers lui est contraire. Ce livre, le plus beau qui soit parti de la main d'un homme, puisque l'Évangile

n'en vient pas, n'irait pas droit au cœur comme il fait et ne s'en saisirait pas avec tant de force, s'il n'avait un air naturel et tendre, à quoi la négligence même du style aide beaucoup.

Il se passa douze ans pendant lesquels il ne parut de M. Corneille que l'Imitation en vers. Mais enfin, sollicité par M. Fouquet (17), qui négocia en surintendant des finances, et peut-être encore plus poussé par son penchant naturel, il se rengagea au théâtre. M. le surintendant, pour lui faciliter ce retour et lui ôter toutes les excuses que lui aurait pu fournir la difficulté de trouver des sujets, lui en proposa trois. Celui qu'il prit fut dipe. M. Corneille son frère prit Camma, qui était le second. Je ne sais quel fut le troisième.

La réconciliation de M. Corneille et du théâtre fut heureuse: Edipe réussit fort bien.

La Toison d'or fut faite ensuite à l'occasion du mariage du Roi, et c'est la plus belle pièce à machines que nous ayons. Les machines qui sont ordinairement étrangères à la pièce deviennent, par l'art du poëte, nécessaires à celles-là, et surtout le prologue doit servir de modèle aux prologues à la moderne, qui sont faits pour exposer, non pas le sujet de la pièce, mais l'occasion pour laquelle elle a été faite.

Ensuite parurent Sertorius et Sophonisbe. Dans la première de ces deux pièces, la grandeur romaine éclate avec toute sa pompe, et l'idée qu'on pourrait se former de la conversation de deux grands hommes qui ont de grands intérêts à démêler est encore surpassée par la scène de Pompée et de Sertorius. Il semble que M. Corneille ait eu des mémoires particuliers sur les Romains. Sophonisbe avait déjà été traitée par Mairet (18) avec beaucoup de succès, et M. Corneille avoue qu'il se trouvait bien hardi d'oser la traiter de nouveau. Voilà l'effet des réputations.

Il faut croire qu'Agésilas est de M. Corneille, puisque son nom y est, et qu'il y a une scène d'Agésilas et de Lysander, qui ne pourrait pas facilement être d'un autre.

Après Agésilas vint Othon, ouvrage où Tacite est mis en œuvre par le grand Corneille, et où se sont unis deux génies si sublimes. M. Corneille y a peint la corruption de la Cour

des Empereurs, du même pinceau dont il avait peint les vertus de la République.

En ce temps-là des pièces d'un caractère fort différent des siennes parurent avec éclat sur le théâtre. Elles étaient pleines de tendresse et de sentiments aimables. Si elles n'allaient pas jusqu'aux beautés sublimes, elles étaient bien éloignées de tomber dans des défauts choquants. Une élévation qui n'était pas du premier degré, beaucoup d'amour, un style très-agréable et d'une élégance qui ne se démentait point, une infinité de traits vifs et naturels, un jeune auteur (19): voilà ce qu'il fallait aux femmes, dont le jugement a tant d'autorité au Théâtre français. Aussi furent-elles charmées, et Corneille ne fut plus chez elles que le vieux Corneille. J'en excepte quelques femmes qui valaient des hommes.

Le goût du siècle se trouva donc entièrement du côté d'un genre de tendresse moins noble et dont le modèle se retrouvait plus aisément dans la plupart des cœurs. Mais M. Corneille dédaigna fièrement d'avoir de la complaisance pour ce nouveau goût. Peut-être croira-t-on que son âge ne lui permettait pas d'en avoir. Ce soupçon serait très-légitime, si l'on ne voyait ce qu'il a fait dans la Psyché de Molière, où, étant à l'ombre du nom d'autrui, il s'est abandonné à un excès de tendresse, dont il n'aurait pas voulu déshonorer son

nom.

Il ne pouvait mieux braver son siècle qu'en lui donnant Attila, digne roi des Huns. Il règne dans cette pièce une férocité noble, que lui seul pouvait attraper. La scène où Attila délibère s'il se doit allier à l'empire qui tombe ou à la France qui s'élève, est une des belles choses qu'il a faites.

Bérénice fut un duel, dont tout le monde sait l'histoire. Une princesse (20), fort touchée des choses d'esprit, et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d'adresse pour faire trouver les deux combattants sur le champ de bataille, sans qu'ils sussent où on les menait. Mais à qui demeura la victoire? Au plus jeune (21).

Il ne reste plus que Pulchérie et Suréna, tous deux sans comparaison meilleurs que Bérénice, tous deux dignes de la

vieillesse d'un grand homme. Le caractère de Pulchérie est de ceux que lui seul savait faire, et il s'est dépeint lui-même avec bien de la force dans Martian, qui est un vieillard amoureux. Le cinquième acte de cette pièce est tout à fait beau. On voit dans Suréna une belle peinture d'un homme que son trop de mérite, et de trop grands services rendent criminel auprès de son maître, et ce fut par ce dernier effort que M. Corneille termina sa carrière.

La suite de ses pièces représente ce qui doit naturellement arriver à un grand homme, qui pousse le travail jusqu'à la fin de sa vie. Ses commencements sont faibles et imparfaits, mais déjà dignes d'admiration par rapport à son siècle. Ensuite il va aussi haut que son art peut atteindre. A la fin il s'affaiblit, s'éteint peu à peu, et n'est plus semblable à luimême que par intervalles.

Après Suréna, qui fut joué en 1675, M. Corneille renonça tout de bon au théâtre, et sa principale occupation fut de se préparer à la mort. Ses forces diminuèrent toujours de plus en plus, et, la dernière année de sa vie, son esprit se ressentit beaucoup d'avoir tant produit et si longtemps. Il mourut le 1er octobre 1684.

Il était doyen de l'Académie française, où il avait été reçu l'an 1647.

Comme c'est une loi dans cette Académie que le directeur fait les frais d'un service pour ceux qui meurent sous son directorat, il y eut une contestation de générosité entre Racine et M. l'abbé de Lavau (22), à qui ferait le service de Corneille, parce qu'il paraissait incertain sous le directorat duquel il était mort. La chose ayant été remise au jugement de la Compagnie, M. l'abbé de Lavau l'emporta, et M. de Benserade (23) dit à M. Racine: "Si quelqu'un pouvait prétendre à enterrer M. Corneille, c'était vous: vous ne l'avez pas pourtant fait."

Ce discours a été pleinement vérifié. Le temps a calmé l'agitation des esprits sur ce sujet, et a enfin amené une décision qui paraît généralement établie. Corneille a la première place, Racine la seconde; on fera à son gré l'intervalle entre ces deux places un peu plus ou un peu moins

grand. C'est là ce qui se trouve en ne comparant que les ouvrages de part et d'autre; mais si on compare les deux hommes, l'inégalité est plus grande; il peut être incertain que Racine eût été si Corneille n'eût pas été avant lui; il est certain que Corneille a été par lui-même.

Je n'ai pas cru devoir interrompre la suite de ses grands ouvrages, pour parler de quelques autres beaucoup moins considérables, qu'il a donnés de temps en temps. Il a fait, étant jeune, quelques pièces de galanterie, qui sont répandues dans des recueils. On a encore de lui quelques pièces de cent ou de deux cents vers au Roi, soit pour le féliciter de ses victoires, soit pour lui demander des grâces, soit pour le remercier de celles qu'il en avait recues.

Il a traduit deux

ouvrages latins du P. de La Rue (24), tous deux d'assez longue haleine, et plusieurs petites pièces de M. de Santeuil (25). Il estimait extrêmement ces deux poëtes. Lui-même faisait fort bien des vers latins, et il en fit sur la campagne de Flandre en 67, qui parurent si beaux, que non-seulement plusieurs personnes les mirent en français, mais que les meilleurs poëtes latins en prirent l'idée, et les mirent encore en latin. Il avait traduit sa première scène de Pompée en vers du style de Sénèque le Tragique, pour lequel il n'avait pas d'aversion, non plus que pour Lucain. Il fallait aussi qu'il n'en eût pas pour Stace, fort inférieur à Lucain, puisqu'il en a traduit en vers et publié les deux premiers livres de la Thébaïde. Ils ont échappé à toutes les recherches qu'on a faites depuis un temps pour en retrouver quelque exemplaire.

M. Corneille était assez grand et assez plein, l'air fort simple et fort commun, toujours négligé, et peu curieux de son extérieur. Il avait le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physionomie vive, des traits fort marqués, et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa prononciation n'était pas tout à fait nette, il lisait ses vers avec force, mais sans grâce.

Il savait les belles-lettres, l'histoire, la politique, mais il les prenait principalement du côté qu'elles ont rapport au

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