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Nous voici dans le temps où le théâtre devint florissant par la faveur du cardinal de Richelieu (5). Les princes et les ministres n'ont qu'à commander qu'il se forme des poëtes, des peintres, tout ce qu'ils voudront, et il s'en forme. Il y a une infinité de génies de différentes espèces, qui n'attendent pour se déclarer que leurs ordres ou plutôt leurs grâces. La nature est toujours prête à servir leurs goûts.

On recommença alors à étudier le théâtre des anciens, et à soupçonner qu'il pouvait y avoir des règles. Celle des vingt-quatre heures fut une des premières dont on s'avisa, mais on n'en faisait pas encore trop grand cas: témoin la manière dont M. Corneille lui-même en parle dans la préface de Clitandre, imprimée en 1632: "Que si j'ai renfermé cette pièce, dit-il, dans la règle d'un jour, ce n'est pas que je me repente de n'y avoir point mis Mélite, ou que je me sois résolu à m'y attacher dorénavant. Aujourd'hui quelques-uns adorent cette règle, beaucoup la méprisent; pour moi j'ai voulu seulement montrer que si je m'en éloigne, ce n'est pas faute de la reconnaître."

Ne nous imaginons pas que le vrai soit victorieux dès qu'il se montre; il l'est à la fin, mais il lui faut du temps pour soumettre les esprits. Les règles du poëme dramatique inconnues d'abord ou méprisées, quelque temps après combattues, ensuite reçues à demi et sous des conditions, demeurent enfin maîtresses du théâtre. Mais l'époque de établissement de leur empire n'est proprement qu'au temps

de Cinna.

Une des plus grandes obligations que l'on ait à M. Corneille, est d'avoir purifié le théâtre. Il fut d'abord entraîné par l'usage établi, mais il y résista aussitôt après; et depuis Clitandre, sa seconde pièce, on ne trouve plus rien de licencieux dans ses ouvrages.

M. Corneille, après avoir fait un essai de ses forces dans ses six premières pièces, où il s'éleva déjà audessus de son siècle, prit tout à coup l'essor dans Médée, et monta jusqu'au tragique le plus sublime. A la vérité il fut secouru par Sénèque, mais il ne laissa pas de faire voir ce qu'il pouvait par lui-même.

Ensuite il retomba dans la comédie, et si j'ose dire ce que j'en pense, la chute fut grande. L'Illusion comique, dont je parle ici, est une pièce irrégulière et bizarre, et qui n'excuse point par ses agréments sa bizarrerie et son irrégularité. Il y domine un personnage de Capitan, qui abat d'un souffle le grand Sophi de Perse et le grand Mogol, et qui une fois en sa vie avait empêché le soleil de se lever à son heure prescrite, parce qu'on ne trouvait point l'Aurore, qui était couchée avec ce merveilleux Brave. Ces caractères ont été autrefois fort à la mode: mais qui représentaient-ils ? A qui en voulait-on ? Est-ce qu'il faut outrer nos folies jusqu'à ce point-là pour les rendre plaisantes? En vérité ce serait nous faire trop d'honneur.

Après l'Illusion comique, M. Corneille se releva, plus grand et plus fort que jamais, et fit le Cid. Jamais pièce de théâtre n'eut un si grand succès. Je me souviens d'avoir vu en ma vie un homme de guerre et un mathématicien qui, de toutes les comédies du monde, ne connaissaient que le Cid. L'horrible barbarie où ils vivaient n'avait pu empêcher le nom du Cid d'aller jusqu'à eux. M. Corneille avait dans son cabinet cette pièce traduite en toutes les langues de l'Europe, hors l'esclavonne et la turque. Elle était en allemand, en anglais, en flamand, et, par une exactitude flamande, on l'avait rendue vers pour vers. Elle était en italien, et, ce qui est plus étonnant, en espagnol. Les Espagnols avaient bien voulu copier eux-mêmes une pièce dont l'original leur appartenait (6). M. Pellisson, dans son Histoire de l'Académie (7), dit qu'en plusieurs provinces de France il était passé en proverbe de dire: "Cela est beau comme le Cid." Si ce proverbe a péri, il faut s'en prendre aux auteurs qui ne le goûtaient pas, et à la Cour, où ç'eût été très-mal parler que de s'en servir sous le ministère du cardinal de Richelieu.

Ce grand homme avait la plus vaste ambition qui ait jamais été. La gloire de gouverner la France presque absolument, d'abaisser la redoutable maison d'Autriche, de remuer toute l'Europe à son gré, ne lui suffisait point: il y voulait joindre encore celle de faire des comédies.

Quand le Cid parut, il en fut aussi alarmé que s'il avait vu les Espagnols devant Paris. Il souleva les auteurs contre cet ouvrage, ce qui ne dut pas être fort difficile, et il se mit à leur tête. M. de Scudéri publia ses Observations sur le Cid (8), adressées à l'Académie française, qu'il en faisait juge, et que le Cardinal, son fondateur (9), sollicitait puissamment contre la pièce accusée. Mais afin que l'Académie pût juger, ses statuts voulaient que l'autre partie, c'est-à-dire M. Corneille, y consentît. On tira donc de lui une espèce de consentement, qu'il ne donna qu'à la crainte de déplaire au Cardinal, et qu'il donna pourtant avec assez de fierté. Le moyen de ne pas ménager un pareil ministre, et qui était son bienfaiteur? Car il récompensait, comme ministre, ce même mérite dont il était jaloux comme poëte; et il semble que cette grande âme ne pouvait pas avoir des foiblesses qu'elle ne réparât en même temps par quelque chose de noble.

L'Académie française donna ses Sentiments sur le Cid (10), et cet ouvrage fut digne de la grande réputation de cette Compagnie naissante. Elle sut conserver tous les égards qu'elle devait et à la passion du Cardinal et à l'estime prodigieuse que le public avait conçue du Cid. Elle satisfit le Cardinal, en reprenant exactement tous les défauts de cette pièce; et le public, en les reprenant avec modération, et même souvent avec des louanges.

Quand M. Corneille eut une fois, pour ainsi dire, atteint jusqu'au Cid, il s'éleva encore dans les Horaces; enfin il alla jusqu'à Cinna, et à Polyeucte, au-dessus desquels il n'y a rien.

Ces pièces-là étaient d'une espèce inconnue, et l'on vit un nouveau théâtre. Alors M. Corneille, par l'étude d'Aristote et d'Horace, par son expérience, par ses réflexions, et plus encore par son génie, trouva les véritables règles du poëme dramatique, et découvrit les sources du beau, qu'il a depuis ouvertes à tout le monde dans les discours qui sont à la tête de ses comédies. De là vient qu'il est regardé comme le père du théâtre français. Il lui a donné le premier une forme raisonnable, il l'a porté à son plus haut point de perfection, et a laissé son secret à qui s'en pourra servir.

Avant que l'on jouât Polyeucte, M. Corneille le lut à l'hôtel de Rambouillet (11), souverain tribunal des affaires d'esprit en ce temps-là. La pièce y fut applaudie, autant que le demandaient la bienséance et la grande réputation que l'auteur avait déjà. Mais quelques jours après, M. Voiture (12) vint trouver M. Corneille et prit des tours fort délicats pour lui dire que Polyeucte n'avait pas réussi comme il pensait; que surtout le christianisme avait extrêmement déplu. M. Corneille alarmé voulut retirer la pièce d'entre les mains des comédiens qui l'apprenaient; mais enfin il la leur laissa sur la parole d'un d'entre eux qui n'y jouait point, parce qu'il était trop mauvais acteur. Était-ce donc à ce comédien à juger mieux que tout l'hôtel de Rambouillet?

Pompée suivit Polyeucte. Ensuite vint le Menteur, pièce comique et presque entièrement prise de l'espagnol, selon la coutume de ce temps-là.

Quoique le Menteur soit très-agréable et qu'on l'applaudisse encore aujourd'hui sur le théâtre, j'avoue que la comédie n'était point arrivée à sa perfection. Ce qui dominait dans les pièces, c'était l'intrigue et les incidents, erreurs de nom, déguisements, lettres interceptées, aventures nocturnes; et c'est pourquoi on prenait presque tous les sujets chez les Espagnols, qui triomphent sur ces matières. Ces pièces ne laissaient pas d'être fort plaisantes et pleines d'esprit. Témoin le Menteur dont nous parlons, Don Bertrand de Cigaral (13), le Geôlier de soi-même (14). Mais enfin la plus grande beauté de la comédie était inconnue, on ne songeait point aux mœurs et aux caractères, on allait chercher bien loin le ridicule dans des événements imaginés avec beaucoup de peine, et on ne s'avisait point de l'aller prendre dans le cœur humain, où est la principale habitation. Molière (15) est le premier qui l'ait été chercher là, et celui qui l'a le mieux mis en œuvre. Homme inimitable, et à qui la comédie doit autant que la tragédie à M. Corneille.

Comme le Menteur eut beaucoup de succès, M. Corneille lui donna une suite, mais qui ne réussit guère. Il en découvre lui-même la raison dans les examens qu'il a faits de ses pièces. Là il s'établit juge de ses propres ouvrages, et en

parle avec un noble désintéressement, dont il tire en même temps le double fruit et de prévenir l'envie sur le mal qu'elle en pourrait dire, et de se rendre luî-même croyable sur le bien qu'il en dit.

A la Suite du Menteur succéda Rodogune. Il a écrit quelque part que pour trouver la plus belle de ses pièces il fallait choisir entre Rodogune et Cinna, et ceux à qui il en a parlé ont démêlé sans beaucoup de peine qu'il était pour Rodogune. Il ne m'appartient nullement de prononcer sur cela; mais peut-être préférait-il Rodogune, parce qu'elle lui avait extrêmement coûté. Il fut plus d'un an à disposer le sujet. Peut-être voulait-il, en mettant son affection de ce côté-là, balancer celle du public, qui paraît être de l'autre. Pour moi, si j'ose le dire, je ne mettrais point le différend entre Rodogune et Cinna; il me paraît aisé de choisir entre elles, et je connais quelque pièce de M. Corneille, que je ferais passer encore avant la plus belle des deux.

On apprendra dans les examens de M. Corneille, mieux que l'on ne ferait ici, l'histoire de Théodore, d'Héraclius, de Don Sanche d'Aragon, d'Andromède, de Nicomède et de Pertharite. On y verra pourquoi Théodore et Don Sanche d'Aragon réussirent fort peu et pourquoi Pertharite tomba absolument. On ne put souffrir dans Théodore la seule idée du péril de la prostitution, et si le public était devenu si délicat, à qui M. Corneille devait-il s'en prendre qu'à lui-même ? Avant lui le viol réussissait dans les pièces de Hardy. Il manqua à D. Sanche " un suffrage illustre” (16), qui lui fit manquer tous ceux de la Cour: exemple assez commun de la soumission des Français à de certaines autorités. Enfin, un mari qui veut racheter sa femme en cédant un royaume, fut encore sans comparaison plus insupportable dans Pertharite, que la prostitution ne l'avait été dans Théodore. Ce bon mari n'osa se montrer au public que deux fois. Cette chute du grand Corneille peut être mise parmi les exemples les plus remarquables des vicissitudes du monde, et Bélisaire demandant l'aumône n'est pas plus étonnant.

Il se dégoûta du théâtre et déclara qu'il y renonçait, dans une petite préface assez chagrine qu'il mit au devant de

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