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nation; et il est probable que, si Cotin ne l'eût pas lui-même contraint à la vengeance par de nouvelles attaques, il eût gardé sur son compte le silence du mépris.

Mais irrité contre Despréaux, qui l'avait peu flatté, le pauvre Cotin, après avoir essayé de lui rendre trait pour trait dans une plate satire, composa encore un pamphlet, Despréaux, ou la Satire des Satires, où, non content de prodiguer à son censeur les injures les plus grossières et de lui imputer des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi, il eut la maladresse de ne pas ménager davantage Molière, dont le silence à son égard lui semblait probablement la plus cruelle injure. Voici le passage où l'attaque leur est

commune:

Despréaux, sans argent, crotté jusqu'à l'échine,
S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Son Turlupin (5) l'assiste, et, jouant de son nez,
Chez le sot campagnard gagne de bons dînés.
Despréaux, à ce jeu, répond par sa grimace,
Et fait, en bateleur, cent tours de passe-passe.
Puis ensuite, enivrés et du bruit et du vin,
L'un sur l'autre tombant, renversent le festin;

On les promet tous deux quand on fait chère entière,
Ainsi que l'on promet et Tartufe et Molière (6).
Il n'est comte danois, ni baron allemand,

Qui n'ait à ses repas un couple si charmant ;

Et dans la Croix-de-Fer (7) eux seuls en valent mille
Pour faire aux étrangers l'honneur de cette ville.
Ils ne se quittent point. O ciel! quelle amitié!
Et que leur mauvais sort est digne de pitié!
Ce couple si divin par les tables mendie,

Et, pour vivre, aux Côteaux (8) donne la comédie (9).

Ce libelle parut en 1666, et Molière prit encore le parti de ne pas répondre à un homme dont il avait méprisé la folie, dont il voulait mépriser la fureur. Ayant néanmoins résolu, quelques années après de peindre le pédantisme, il se rappela ses deux antagonistes, qui pouvaient passer pour le type de l'orgueilleuse sottise, et crut qu'ils lui avaient, par leurs

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attaques, donné le droit de les prendre pour modèles des beaux esprits, et de les livrer au rire vengeur du parterre.

Sans doute, si Molière n'eût fait à l'égard de Cotin que ce qu'il fit à l'égard de Ménage, c'est-à-dire s'il se fût étudié seulement à saisir ses travers pour en enrichir son personnage, Cotin lui-même n'eût pas eu plus à se plaindre que le lieutenant criminel Tardieu en voyant déclarer la guerre à l'avarice (10). Mais il n'en fut malheureusement pas ainsi: Molière ne se borna point à faire un portrait ressemblant du Père de l'énigme française (11), de cet homme qui faisait retentir tour à tour, et la chaire de vérité du texte sacré de l'Evangile, et les ruelles de ses productions galantes; il mit encore le nom de l'original au bas de la copie, par plus d'une allusion à ses ouvrages et à la guerre que Boileau leur avait déclarée, mais surtout en empruntant à son recueil deux de ses pièces, le sonnet à la princesse Uranie et le madrigal sur un carrosse, et en donnant le nom de Tricotin, puis de Trissotin, à l'idole de ses femmes savantes.

Tous ces traits ne pouvaient laisser au spectateur aucune espèce de doute sur le modèle qui avait posé pour ce rôle ; et nous ne croyons pas que Molière ait pu abuser quelqu'un par la harangue qu'il prit la peine de faire deux jours avant la première représentation pour détourner le parterre de l'idée d'y chercher quelque application (12). Il était impossible même de demeurer dans le doute à ce sujet : car, s'il se fût trouvé quelqu'un aux yeux de qui tous les traits de ressemblance que nous avons déjà fait ressortir n'eussent pas semblé assez frappants, pouvait-il du moins conserver la moindre incertitude en se rappelant que la dispute de Trissotin et de Vadius n'était que la représentation d'une semblable scène dont Ménage et Cotin avaient été les acteurs? Le dernier achevait de lire, chez Mademoiselle, son sonnet à la princesse Uranie, quand Ménage vint faire sa cour à la princesse. Mademoiselle fit voir l'opuscule au nouvelle arrivé, sans lui en nommer l'auteur. Ménage dit ouvertement son avis, dont la juste sévérité excita la colère du père des vers condamnés, et fit naître l'amusante dispute dont Molière a su tirer tant de parti.

Toutes ces particularités étaient autant de désignations positives, et, sous ce rapport, Molière est inexcusable. Sans doute, Cotin avait eu avec lui les plus grands torts; mais l'auteur du Misanthrope devait laisser aux comiques grecs le soin de faire prendre à l'acteur un masque reproduisant les traits de l'homme qu'ils voulaient vilipender. Ces réflexions, que les convenances de la scène nous suggèrent ici, sont déjà venues à l'esprit de plusieurs des commentateurs qui nous ont précédé; aucun n'a mieux envisagé la question que celui qui a dit à ce sujet que la meilleure satire qu'on puisse faire des mauvais poëtes, c'est de donner de bons ouvrages. Il est fâcheux toutefois que l'auteur de cette remarque, qui, par la finesse de son esprit et la sublimité de son génie, était, plus que personne, à même d'user de cette sorte de vengeance, n'ait pas toujours pris cette maxime pour règle de conduite. Mieux eût valu pour sa gloire, comme pour nos plaisirs, que Voltaire eût employé à composer quelque autre poëme dramatique le temps qu'il consacra à mettre Fréron (13) en scène.

Ménage, quelque piquante que fût l'attaque de Molière, sut se tirer avec beaucoup d'esprit et d'adresse de la fausse position où tout autre serait probablement demeuré. Il ne voulut pas se reconnaître dans le personnage de Vadius, ne laissa pas apercevoir la moindre marque de mécontentement contre l'auteur, et fut même des premiers à rendre justice au mérite de cet ouvrage; car, allant voir madame de Rambouillet après la première représentation, à laquelle cette dame avait assisté, il se borna à lui répondre, lorsqu'elle lui dit: "Souffrirez-vous que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte?-Madame, j'ai vu la pièce, elle est parfaitement belle; on n'y peut trouver rien à redire ni à critiquer (14).” Il est probable que Molière, touché de la mesure d'une telle conduite, désavoua, par égard, qu'il eût eu l'intention de le mettre en scène, comme Ménage prétend qu'il le fit (15).

Mais Cotin, sur lequel le ridicule avait été plus abondamment et plus directement déversé, fut tellement loin de prendre aussi bien la chose, "qu'il demeura, dit Bayle, consterné de ce coup; qu'il se regarda et qu'on le considéra comme frappé de la foudre; qu'il n'osait plus se montrer;

que ses amis l'abandonnèrent; qu'ils se firent une honte de convenir qu'ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et qu'à l'exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d'Apollon et des neuf Sœurs, proclamé indigne de sa charge et livré au bras séculier des satiriques (16)."

Exemple effrayant du néant des réputations de coteries, cet homme, si aveuglément admiré, si pompeusement vanté, mourut ignoré, en janvier 1682; et "il y a toute apparence, dit encore Bayle, que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de M. l'abbé Dangeau, son successeur à l'Académie française, ne l'avait notifié." Enfin, contre l'usage constamment suivi jusque-là, et qu'on n'a jamais songé à violer depuis, son nom fut à peine prononcé dans le discours du récipiendaire, et le directeur de l'Académie garda sur son compte le plus profond silence. On peut donc regarder ce quatrain, qui vit alors le jour, comme sa seule oraison funèbre :

Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin?
Cotin a fini ses jours,

Trissotin vivra toujours.

Un de ces compilateurs d'anecdotes sous la plume desquels le récit le plus vrai prend toujours, par les détails, l'apparence d'un roman, a dit que le chagrin que Cotin avait ressenti de se voir ainsi traité l'avait conduit au tombeau. L'abbé d'Olivet et Voltaire se sont trop légèrement faits les échos de ce bruit ridicule. Cotin mourut dix après la représentation des Femmes Savantes, à l'âge de soixante-dix-huit ans. L'on voit que si c'est au chagrin qu'il faut attribuer sa mort, il fut pour lui, comme le café pour Fontenelle, un poison lent.

TASCHEREAU, Histoire de la Vie et des Ouvrages de Molière.

LES

FEMMES SAVANTES.

PERSONNAGES.

CHRYSALE, bon bourgeois.
PHILAMINTE, femme de Chrysale.

ARMANDE, fille de Chrysale et de Philaminte.
HENRIETTE, fille de Chrysale et de Philaminte.
ARISTE, frère de Chrysale.

BÉLISE, sœur de Chrysale.

CLITANDRE, amant d'Henriette.

TRISSOTIN, bel-esprit.

VADIUS, savant.

MARTINE, servante de cuisine.

LEPINE, laquais.

JULIEN, valet de Vadius.

UN NOTAIRE.

La scène est à Paris, dans la maison de Chrysale.

ACTE PREMIER.

SCÈNE I.

ARMANDE, HENRIETTE.

Armande.

Quoi! le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur ?
Et de vous marier vous osez faire fête ?

Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?

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