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N'en as-tu rien apris? N'as-tu point vû Jafon?
N'apréhende-t-il rien après fa trahifon?

Croit-il qu'en cet affront je m'amufe à me plaindre?

n) S'il ceffe de m'aimer, qu'il commence à me craindre; Il verra, le perfide, à quel comble d'horreur

De mes reffentimens peut monter la fureur.

NERINE.

Modérez les bouillons de cette violence;
Et laiffez déguifer vos douleurs au filence.
Quoi, Madame! eft-ce ainfi qu'il faut diffimuler?
o) Et faut-il perdre ainfi des menaces en l'air?
Les plus ardens tranfports d'une haine connue
Ne font qu'autant d'éclairs avortés dans la nue,
Qu'autant d'avis à ceux que vous voulez punir
Pour repouffer vos coups, ou pour les prévenir.
Qui peut fans s'émouvoir fuporter une offense,
Peut mieux prendre à fon point le tems de fa vengeance;
Et fa feinte douceur fous un apas mortel,
Méne infenfiblement fa victime à l'autel.

MÉDÉE.

Tu veux que je me taife & que je diffimule!
Nérine, porte ailleurs ce confeil ridicule;
L'ame en eft incapable en de moindres malheurs,
Et n'a point où cacher de pareilles douleurs.
Jafon m'a fait trahir mon pays & mon père,
Et me laiffe au milieu d'une terre étrangère,

à me craindre. ] Le vers de Sénèque, Adeone credit omne confumptum nefas ? parait bien plus fort.

o) Et faut-il perdre ainfi des menaces

en l'air? J'ai déja dit que je ne ferais aucune remarque fur le ftile de cette tragédie, qui eft vicieux prefque d'un bout à l'autre. J'observerai feulement

Sans fuport, fans amis, fans retraite, fans bien,
La fable de fon peuple, & la haine du mien.
Nérine, après cela veux-tu que je me taife?
Ne dois-je point encor en témoigner de l'aife,
De ce royal hymen fouhaiter l'heureux jour,
Et forcer tous mes foins à fervir fon amour?
NERIN E.

Madame, penfez mieux à l'éclat que vous faites.
Quelque jufte qu'il foit, regardez où vous êtes,
Confidérez qu'à peine un efprit plus remis
Vous tient en fûreté parmi vos ennemis.
MÉDÉE.

L'ame doit fe roidir plus elle eft menacée,

Et contre la fortune aller tète baiffée,

La choquer hardiment, & fans craindre la mort,
Se préfenter de front à fon plus rude effort.

P) Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
Et fur ceux qu'elle abat redouble ses outrages.

iei, à propos de ces rimes dissimuler, & en l'air, qu'alors on prononçait dissunuluir, pour rimer à l'air. J'ajouterai qu'on a été long-tems dans le préjugé, que la rime doit être pour les yeux. C'eft pour cette raifon qu'on faifait rimer cher à bucher. I eft indubitable que la rime n'a été inventée que pour l'oreille. C'est le retour des mêmes fons, ou des fons à peu près femblables, qu'on demande, & non pas le retour des mêmes lettres. On fait rimer abhorre qui a deux r avec encore qui n'en a

qu'un. Par la même raifon terre peut rimer à père. Mais je me hâte ne peut rimer avec je me flatte, parce que flatte eft bref, & bate eft long.

P) Cela eft imité de Sénèque, & enchérit encor fur le mauvais gout de l'original. Fortuna fortes metuit, ignavos premit. Corneille appelle la fortune lâche. Toutes les tragédies qui précédèrent fa Médée font remplies d'exemples de ce faux bel efprit. Ces puérilités furent fi long-tems en vogue, que l'abbé Cotin, du tems même de Boileau & de Molière,

NERINE.

Que fert ce grand courage où l'on eft fans pouvoir?
MÉ DÉ E.

Il trouve toûjours lieu de fe faire valoir.
NÉRINE.

Forcez l'aveuglement dont vous êtes féduite,
Pour voir en quel état le fort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux eft fans foi;
Dans un fi grand revers que vous refle-t-il?
MÉDÉE.

q) Moi, dis-je, & c'est affez.

NÉRINE.

Moi.

Quoi? vous feule, Madame?

MÉ DÉ E.

Oui, tu vois en moi feule & le fer, & la flamme,
Et la terre, & la mer, & l'enfer, & les cieux,
Et le fceptre des rois, & le foudre des dieux.

donna à la fiévre l'épithète d'ingrate ; eette ingrate de fiévre qui attaquait infolemment le beau corps de Mademoiselle de Guife, où elle était fi bien logée.

q) Moi... Moi, dis-je, & c'est affez. ] Ce moi eft célébre. C'est le Medea fupereft de Sénèque. Ce qui fuit est encor une traduction de Sénèque. Mais dans l'original & dans la traduction, ces vers affaibliffent la grande idée que donne, mɔi, dis-je, & c'est affez. Tout ce qui explique un grand fentiment l'énerve. On demande fi le Medea fupereft eft fu

blime? Je répondrai à cette question, que ce ferait en effet un fentiment fublime, fi ce moi exprimait de la grandeur de courage. Par exemple, fi lorfqu'Horatius Cocles défendit feul un pont contre une armée, on lui eût demandé, Que vous refte-t-il ? & qu'il eût répondu, moi, c'eût été du véritable fublime. Mais ici il ne fignifie que le pouvoir de la magie: & puifque Médée difpofe des élémens, il n'eft pas étonnant qu'elle puiffe feule & fans autre fecours fe venger de tous fes ennemis.

NÉRINE.

L'impétueuse ardeur d'un courage fenfible

A vos reffentimens figure tout poffible:

Mais il faut craindre un roi fort de tant de fujets.
MÉ DÉ E.

Mon père qui l'était rompit-il mes projets ?
NÉRINE.

Non, mais il fut furpris, & Créon fe défie.
Fuyez, qu'à fes foupçons il ne vous facrifie.
MÉDÉE.

Las! je n'ai que trop fui; cette infidélité
D'un juste châtiment punit ma lâcheté.
Si je n'eufe point fui pour la mort de Pélie,
Si j'euffe tenu bon dedans la Theffalie,

Il n'eût point vû Créüfe, & cet objet nouveau
N'eût point de notre hymen étouffé le flambeau.
NÉRINE,

Fuyez encor, de grace.

MÉ DÉ E.

Oui, je fuirai, Nérine,

Mais avant de Créon on verra la ruine.

Je brave la fortune, & toute fa rigueur

En m'ộtant un mari ne m'ôte pas le cœur.
Sois feulement fidèle, & fans te mettre en peine,

Laiffe agir pleinement mon favoir & ma haine,

NÉRINE.

[Seule]

Madame... Elle me quitte au lieu de m'écouter;

Ces violens transports la vont précipiter;
D'une trop jufte ardeur l'inexorable envie
Lui fait abandonner le fouci de fa vie.

Tachons encor un coup d'en divertir le cours,
Appailer fa fureur, c'est conserver ses jours.

Fin du premier a&te.

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