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Ce jugement sévère, mais juste en général, universellement adopté, malgré le suffrage imposant de Racine [a], que l'on attribue aux illusions de l'amitié. Clément regarde cette pièce comme l'une des plus belles odes pindariques que nous ayons. A l'exception de trois ou quatre expressions trop simples, tout le reste lui paroît de la plus grande chaleur et de la plus haute poésie. La Harpe au contraire n'y voit que des fautes palpables, et la déclare très mauvaise sous tous les rapports. Le Brun s'exprime avec plus de mesure : « Le « plan de cette ode est beau, dit-il. Le sujet est bien saisi. Elle ren« ferme des strophes d'une grande vigueur. Il y en a de foibles; il y «<en a même de mauvaises. Là étincellent des expressions riches et « superbes; ici l'on en trouve de basses et de ridicules; et là, d'in« correctes et de triviales. En général la versification en est peu lyrique. »

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Voltaire est celui qui, d'un mot, caractérise le mieux cette pièce. En général, les effets de style y sont manqués; les mouvements que le poëte accumule annoncent plutôt les efforts du travail que les élans de l'enthousiasme; la foiblesse et l'embarras de la diction décèlent un écrivain qui essaie le rythme de l'ode. A l'égard du plan, si vanté par Le Brun, on n'y trouve pas assez de cette alternative de succès et de revers qui nourrit l'intérêt; la victoire du monarque françois n'est pas assez disputée. L'auteur ne sort pas de sa matière, qu'il traite avec une exactitude presque historique; il s'interdit ces digressions fréquentes dans le modèle qu'il se propose d'imiter, dans ce chantre sublime dont il veut faire apprécier les beautés à ceux qui ne connoissent point l'original.

[a] Voyez sa lettre du 9 juin 1693; tome IV, page 196.

AVERTISSEMENT

DU NOUVEL ÉDITEUR.

L'ordre dans lequel Despréaux a donné la première partie de ses petites pièces, en 1701, n'a jusqu'à présent été admis par aucun éditeur. On ne s'est pas conformé davantage à celui que Valincour et Renaudot ont observé à l'égard de la seconde partie, ajoutée dans l'édition posthume de 1713, d'après les intentions de leur ami commun. Chacun a classé par genre, avec plus ou moins d'exactitude, les différentes pièces qui suivent l'Ode sur la prise de Namur. Quelques éditeurs ont cependant adopté le plan de Brossette, entre autres ceux de 1735, de 1740, de 1768.

Nous avons respecté l'arrangement établi par l'auteur lui-même. Épigrammes, inscriptions, couplets, épitaphes, sonnets, stances, ode, énigme, il a voulu tout réunir avec une apparente confusion, mais dans le dessein très vraisemblable de rendre plus variée et plus piquante la lecture de son recueil. Tel est aussi l'effet que produit la manière dont il l'a disposé.

Ces diverses pièces sont rassemblées sous le titre d'ÉprGRAMMES, que nous avons également conservé. Ce titre, qui paroît irrégulier, fut employé moins peut-être à cause de l'acception étendue dans laquelle a long-temps été pris le mot épigramme, que parceque ce genre de poésie domine, quant au nombre, dans les deux recueils de 1701 et de 1713.

Despréaux, qui manie l'arme de la plaisanterie avec tant de supériorité, semble n'avoir plus la même adresse lorsqu'il faut lancer le trait rapide de l'épigramme proprement dite. Il n'est point de lecteur judicieux qui ne sente cette différence. Le Brun est pourtant le seul qui, je crois, ait essayé de l'expliquer. Voici comment il s'exprime : « J'ai dit « que Boileau, si bien né pour la satire, n'a pas connu l'art

486 AVERTISSEMENT DU NOUVEL ÉDITEUR.

« de l'épigramme [a], et ses épigrammes le prouvent encore << mieux que moi. Il avoit négligé d'étudier chez Clément « Marot, le père de ce genre, le mètre, le rhythme, le choix << des mots, le tour et la richesse de rimes qui conviennent « à ce piquant badinage. Le trait qu'il décoche, faute d'être « affilé habilement, mollit dans sa course, et meurt avant « d'avoir atteint le but. Quand Boileau tourne l'épigramme, il lui arrive assez souvent de couper le vers de huit syl( labes par celui de douze. Cette marche peut convenir à la « grace élégiaque, mais non à l'allure épigrammatique. Le << vers de dix syllabes est le vers par excellence qu'ont em«ployé pour ce genre le naïf Marot, l'élégant et malin Ra« cine, et le mordant Jean-Baptiste Rousseau.»

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Voilà, sans contredit, l'une des remarques les plus saillantes de Le Brun. On y reconnoît l'expérience d'un poëte très exercé dans la composition dont il parle. Despréaux, qui savoit plier à son gré le vers alexandrin, s'étoit peu familiarisé sans doute avec les vers d'une autre mesure. Est-il vrai néanmoins que, pour réussir dans l'épigramme, ce qui lui manquoit le plus étoit d'avoir étudié le rhythme consacré par Marot? Je ne saurois le croire, quoique ce rhythme soit du plus heureux usage. N'avons-nous pas, en effet, d'excellentes épigrammes pour lesquelles on ne s'y est point asservi? Esprit observateur et juste, le satirique saisit les ridicules, et les peint avec des couleurs parfaitement assorties. Dans ses ouvrages si bien travaillés, le goût préside à ses railleries, amenées avec un naturel qui permet à peine de soupçonner les efforts; mais dans les épigrammes, fruits inattendus d'une inspiration subite, on sent en général qu'il n'est pas doué de cette verve de malice et de gaieté d'où jaillissent les bons mots.

[a] Voyez l'Art Poétique, chant II, p. 204 de ce vol., note c.

FABLE D'ÉSOPE [a].

Le Bucheron et la Mort.

Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l'extrême vieillesse,
Marchoit en haletant de peine et de détresse.
Enfin, las de souffrir, jetant là son fardeau,
Plutôt de s'en voir accablé de nouveau,
que

Il souhaite la Mort, et cent fois il l'appelle.
La Mort vint à la fin : Que veux-tu? cria-t-elle.
Qui? moi! dit-il alors prompt à se corriger:
Que tu m'aides à me charger(1).

[a] L'édition de 1701 est la première où cette fable soit insérée. (1) M. de La Fontaine avoit mis en vers cette fable; mais comme il s'étoit un peu écarté du sens d'Ésope, M. Despréaux lui fit remarquer qu'en abandonnant son original, il laissoit passer un des plus beaux traits qui fût dans Ésope. La Fontaine refit la fable ( liv. Ier, fables XV et XVI); et M. Despréaux fit celle-ci en même temps. ( Brossette.) * La Fontaine a mis à la fin de sa XV* fable, intitulée : La Mort et le Malheureux, une note qui confirme ce fait, sans que Despréaux y soit nommé. « Ce sujet, dit-il, a été traité d'une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je compo« sai celle-ci par une raison qui me contraignoit de rendre la chose

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«< ainsi générale; mais quelqu'un me fit connoître que j'eusse beau

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coup mieux fait de suivre mon original, et que je laissois passer « un des plus beaux traits qui fût dans Ésope. Cela m'obligea d'y

avoir recours. »

Despréaux, si l'on s'en rapporte à Brossette, a nécessairement composé cette petite pièce avant l'impression des cinq premiers livres des fables de La Fontaine, publiés en 1668. On doit présumer

ÉPIGRAMME.

Le débiteur reconnoissant.

Je l'assistai dans l'indigence;

Il ne me rendit jamais rien.

Mais quoiqu'il me dût tout son bien,

qu'il voulut plutôt rendre le trait d'Ésope omis par le fabuliste françois, que jouter contre ce dernier. Cette supposition est du moins plus satisfaisante que le récit de Racine le fils, dont voici les propres expressions : « Il composa la fable du Bûcheron, dans sa plus grande force, et, suivant ses termes, dans son bon temps. Il trouvoit cette « fable languissante dans La Fontaine. Il voulut essayer s'il ne pourroit pas mieux faire, sans imiter le style de Marot, désapprouvant « ceux qui écrivent dans ce style. Pourquoi, disoit-il, emprunter une autre langue que la sienne? [a] »

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D'Alembert témoigne ainsi l'étonnement que lui cause ce passage: « On ne conçoit pas où est la langueur que Despréaux trouvoit dans « la fable de La Fontaine, encore moins en quel endroit de cette fable La Fontaine a employé le style de Marot. Le jugement qu'on prête - ici à Despréaux est si étrange, qu'il est très vraisemblable que Racine le fils a été mal servi par sa mémoire. » (Note vingtième sur l'éloge de Despréaux.) Quoi qu'il en soit, le satirique est à une distance plus grande encore de l'auteur des fables, dans l'apologue du Bûcheron et de la Mort que dans celui de l'Huître et des Plaideurs [b]. On sait que J.-B. Rousseau s'est également essayé sur le premier apologue, sans obtenir plus de succès.

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D'Alembert ne s'est pas contenté de dire : « La sensibilité respire à chaque vers dans la fable de La Fontaine ; chaque vers de celle de Despréaux semble flétri par la sécheresse [c]; » il a souligné, comnte

[a] OEuvres de Louis Racine, 1808, tome V, page 77, Mémoires sur la vie

de Jean Racine.

[b] Voyez l'épitre II, page 24, note a.

[c] C'est à ce passage de l'éloge de Despréaux, que correspond la note vingtième, que nous avons citée.

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