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de la comédie et de la tragédie, le chantre de l'Imagination continue ainsi :

Des genres plus bornés savent encor nous plaire.

Du Parnasse françois législateur sévère,
Boileau les peignit tous: épigramme, sonnet,
Madrigal, vaudeville, et jusqu'au triolet.
Sa muse cependant, je l'avoue avec peine,
Oublia l'apologue, oublia La Fontaine.

La mienne, en le blâmant, contrainte à l'admirer,
Peut venger son oubli, mais non le réparer.
L'imagination, dans cet auteur qu'elle aime,
Du modeste apologue a fait un vrai poëme :
Il a son action, son nœud, son dénouement.
Chez lui l'utilité s'unit à l'agrément;

Le vrai nous blesse moins en passant par sa bouche:
Il ménage l'orgueil, qu'un reproche effarouche;
Sous l'attrait du plaisir il cache la leçon,

Et

par d'heureux détours nous mène à la raison.
Cet art ingénieux que la crainte a fait naître,
Qu'inventa le sujet pour conseiller son maître,
Par Ésope l'esclave et Phèdre l'affranchi, boat

A Rome et chez les Grecs fut sans faste enrichi. que
Il reçut le bon sens, l'élégante justesse; (open)
Mais, né dans l'esclavage, il en eut la tristesse.

La Fontaine y jeta sa naive gaieté.

Quel instinct enchanteur! quelle simplicité!

Il ignore son art, et c'est son art suprême;

Il séduit d'autant plus qu'il est séduit lui-même.

Le chien, le bœuf, le cerf sont vraiment

A leur grave conseil par lui je suis admis.

Louis, qui n'écoutoit, du sein de la victoire,

Que des chants de triomphe et des hymnes de gloire,

Dont peut-être l'orgueil goûtoit peu la leçon

Que reçoit dans ses vers l'orgueil du roi Lion,
Dédaigna La Fontaine, et crut son art frivole.
Chantre aimable! ta muse aisément s'en console.
Louis ne te fit point un luxe de sa cour;
Mais le sage t'accueille en son humble séjour,

Mais il te fait son maître, en tous lieux, à tout âge,

Son compagnon des champs, de ville, de voyage;
Mais le cœur te choisit, mais tu reçus de nous,

Au lieu du nom de grand, un nom cent fois plus doux;
Et qui voit ton portrait, le quittant avec peine,

Se dit avec plaisir : « C'est le bon La Fontaine. »

Et dans sa bonhomie et sa simplicité,

Que de grace! et souvent combien de majesté!
S'il peint les animaux, leurs mœurs, leur république,
Pline est moins éloquent, Buffon moins magnifique,
L'épopée elle-même a des accents moins fiers.

(L'Imagination, in-8°, 1816, tome II, chant V, page 25.)

Ce morceau offre des traits bien saisis; mais l'exagération des deux derniers vers produit son effet ordinaire: elle affoiblit l'impression que le poëte s'efforce de causer.

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L'orateur couronné en 1774 par l'académie de Marseille, Chamfort, porte un jugement plus mesuré sur les beautés du style de La Fontaine. Nul auteur, dit-il, n'a mieux possédé cette souplesse de l'ame et de l'imagination qui suit tous les mouvements de son sujet. Le plus familier des écrivains devient tout-à-coup et natu« rellement le traducteur de Virgile ou de Lucrèce; et les objets de « la vie commune sont relevés chez lui par ces tours nobles et cet heureux choix d'expressions qui les rendent dignes du poëme « épique. » (Éloge de La Fontaine, en tête de ses œuvres choisies, in-16, 1782, page 26.)

CHANT III.

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux, Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux [a]: D'un pinceau délicat l'artifice agréable

[a] Ce principe, susceptible de restrictions comme tous les autres, est puisé dans la Poétique d'Aristote, chapitre IV. Voici comment Batteux le traduit: « C'est par l'imitation que nous prenons nos « premières leçons; enfin tout ce qui est imité nous plaît. On peut « en juger par les arts. Des objets que nous ne verrions qu'avec « peine, s'ils étoient réels, des bêtes hideuses, des cadavres, nous <«<les voyons avec plaisir dans un tableau, lors même qu'ils sont « rendus avec la plus grande vérité. La raison est que non seule«ment les sages, mais tous les hommes en général, ont du plaisir « à apprendre, et que pour apprendre il n'est point de voie plus courte que l'image, etc. »

Despréaux disoit, suivant ce que rapporte Brossette, et son opinion est conforme à la théorie des artistes les plus instruits, qu'il ne falloit pas que l'imitation fût entière, parcequ'alors elle inspireroit autant d'horreur que l'original même; que les figures en cire n'avoient pas de succès, parceque l'exécution en étoit trop fidèle; mais que celles qui s'exécutoient sur le marbre et sur la toile plaisoient d'autant plus qu'elles approchoient davantage de la vé« rité, parceque, quelque ressemblance qu'on y trouve, les yeux et << l'esprit ne laissent pas d'y apercevoir d'abord une différence telle « qu'elle doit être nécessairement entre l'art et la nature. »

Du plus affreux objet fait un objet aimable [a].
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D'OEdipe tout sanglant(1) fit parler les douleurs,
D'Oreste parricide [b] exprima les alarmes,

Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.

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[a] Dans une note de sa traduction en vers de l'Énéide, liv. III, Delille blame cette épithète. « Aimable, dit-il, n'est sûrement point « le mot propre un objet affreux, peint avec vérité, peut devenir « intéressant, mais jamais aimable. A cela près, Boileau a raison. » La remarque est juste. Le poète cependant n'auroit-il point voulu faire une opposition saillante, en choisissant un mot dont il savoit que l'on réduiroit aisément la valeur?

(1) Sophocle. ( De-préaux, édit. de 1713. )* Né vers l'an 495 avant Jésus-Christ, il mourut âgé de quatre-vingt-dix ans. Il obtint le commandement des armées, et fut élevé à l'archontat, la première dignité de la république d'Athènes. De ses nombreux ouvrages, il ne reste que sept tragédies. Impatients de jouir de sa succession, ses fils demandèrent à l'aréopage de l'interdire, sous le prétexte qu'il étoit tombé en enfance. Pour toute réponse, le vieillard lut à ses juges OEdipe à Colonne, qu'il venoit d'achever. C'étoit confondre doublement ses accusateurs, puisqu'il y représentoit un père dépouillé par des enfants dénaturés.

Voltaire, qui dans la carrière dramatique débuta par une imitation de l'OEdipe-Roi, crut, à l'exemple de Pierre Corneille, qu'il ne pouvoit faire entrer dans son plan la scène où le poete grec expose son principal personnage aveugle et tout sanglant aux yeux des spectateurs; il la regarde méme comme superflue. « Je n'oserois, dit La « Harpe, affirmer le contraire de cette opinion, assez conforme à « l'esprit général de notre théatre; mais ce qui est sûr, c'est qu'on « ne peut lire cette scène sans verser des larmes, et que Sophocle « lui-même en a peu d'aussi touchantes. » (Cours de littérature, 1821, tome IX, page 21.)

[b] Voyez les passages d'Euripide, rapportés dans le tome III, page 442.

Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre épris, (Venez en vers pompeux y disputer le prix, Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages Où tout Paris en foule apporte ses suffrages, Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés, Soient au bout de vingt ans encor redemandés? Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. Si d'un beau mouvement l'agréable fureur Souvent ne nous remplit d'une douce terreur, Ou n'excite en notre ame une pitié charmante [a],

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[a] Agréable fureur, douce terreur, pitié charmante. « Ces trois épithètes, dit La Harpe, ne sont pas accumulées sans dessein; elles indiquent assez clairement que la terreur et la pitié doivent « avoir leur douceur et leur charme, et que, quand nous nous ras« semblons au théâtre, les impressions mêmes qui nous font le plus << de mal doivent pourtant nous faire plaisir, parceque, sans cela, « il n'y auroit aucune différence entre la réalité et l'illusion. Com<< ment donc le poëte parvient-il à unir deux choses qui semblent « opposées? C'est par des impressions mixtes, c'est par un choix << bien entendu de l'espèce de maux et de douleurs où se mêle tou« jours quelque sentiment qui en adoucit l'amertume..... Pour citer des exemples, la mort de Zaïre afflige le spectateur; mais il a en« tendu Orosmane dire J'étois aimé! Il l'a vu sortir de l'état d'angoisse épouvantable où il étoit pendant deux actes; il le voit se << reposer, pour ainsi dire, dans la mort, et comme cette mort d'O<rosmane n'est pas sans quelque douceur, l'affliction qu'elle nous «< cause n'est pas aussi sans consolation.... Si l'infortune suffisoit « pour rendre un dénouement tragique et théâtral, celle de Thyeste <« est sans doute assez horrible: elle nous attriste, mais ce n'est pas

"

« de cette pitié charmante dont parle Boileau, de celle dont nous «< aimons à nous pénétrer.... » (Cours de littérature, 1821, tome IX, page 341.)

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