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CHANT PREMIER.

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur[b]:
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poëte,
Dans son génie étroit il est toujours captif[c];
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif[d].

O vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse, Courez du bel esprit (1) la carrière épineuse,

[a] Ce poëme fut commencé vers 1669, et, pour la première fois, parut dans l'édition de 1674.

[b] Pour prouver l'inutilité des règles, on citoit le peu de succès d'Alinde, tragédie de La Mesnardière (1642), où elles sont rigoureusement observées. Despréaux répondit : « Il a manqué à la pre«mière de toutes, qui est d'avoir le génie poétique.» Ce précepte devient avec raison le fondement de son ouvrage : l'étude développe le génie, mais ne le donne pas.

[c] Pradon applique ce vers et le suivant à Despréaux lui-même, toutes les fois qu'il n'est pas soutenu par Horace.

[d] Le poëte entre en matière, sans invoquer, suivant l'usage, toutes les divinités du Pinde. Jaloux de ne plaire qu'en instruisant, il ouvre son poëme par le précepte le plus utile.

(1) L'auteur n'a pas dit ce qu'il vouloit dire. Il change le génie en bel esprit. Quel noble poëte voudroit courir la carrière du bel

N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer:
Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
Et consultez long-temps votre esprit et vos forces [a].
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents:
L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme;
L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme:
Malherbe d'un héros peut vanter [b] les exploits;

esprit! (Le Brun.) Nous avons déja vu, page 37 du 1er volume, que le génie se prenoit alors pour de l'aptitude à tel ou tel genre. Quant au mot de bel esprit, il s'entendoit dans un sens très favorable. « C'étoit, dit La Harpe, le titre le plus honorifique de ceux « qui cultivoient les lettres. Boileau lui-même, au commencement de « son Art poétique, s'exprime ainsi:

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O vous done qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse, etc.

« On diroit aujourd'hui la carrière du talent, la carrière du génie, « parceque le mot de bel esprit ne nous présente plus que l'idée « d'un mérite secondaire. Ce changement a dû s'opérer quand le nombre des écrivains, qui pouvoient mériter d'être qualifiés de beaux esprits, est venu à șe multiplier davantage. Alors ce qui appartenoit à tant de gens n'a plus paru une distinction assez ho«norable, et l'on a cherché d'autres termes pour exprimer la su« périorité. » ( Cours de littérature, 1821, tome I, page 31.)

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[a] Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam

Viribus; et versate diù quid ferre recusent,

Quid valeant humeri.

{Horace, Art poétique, vers 38––40. )

[b] « Un poëte lyrique chante et ne vante pas,» dit Le Brun dans ses notes, quelquefois si peu réfléchies. Un poëte vante dans ses chants. Voyez sur Malherbe la satire II, page 100, note c, et le tome IV, page 271, note b.

Racan, chanter Philis, les bergers et les bois [a].
Mais souvent un esprit [b] qui se flatte et qui s'aime
Méconnoît son génie [c], et s'ignore soi-même:

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[a] Le vrai genre de Racan étoit la pastorale. La Harpe n'a rien dit du drame qu'il intitula d'abord Arténice, et qui depuis fut connu sous le nom de Bergeries. Marmontel en parle, mais en homme moins sensible au charme des détails, qu'aux vices de l'intrigue. « Ce sont, dit-il, les mœurs des bergers que Racan a voulu « y peindre; et on y voit des noirceurs dignes de la cour la plus « raffinée et la plus corrompue; un amant qui, pour rendre son << rival odieux, se rend plus odieux lui-même; un devin fourbe et « scélérat, pour le plaisir de l'être; un druide fanatique et impi«toyable; en un mot, rien de plus tragique, et rien de moins in«téressant. Cependant, à la faveur d'un peu d'élégance, mérite « rare dans ce temps-là, et que Racan devoit aux leçons de Mal« herbe, ce poëme eut le plus grand succès, et fit la gloire de son « auteur. » ( Éléments de littérature, article Bergeries.) Voyez sur Racan la satire IX, page 233, note a, ainsi que le tome IV, page 273, note a, et page 278, note b.

[b] On a remarqué que, depuis le cinquième jusqu'au vingtième vers, le mot génie étoit employé trois fois, et que le mot esprit l'étoit cinq fois. Quoique le mot esprit, dans le dernier vers, soit pris évidemment pour auteur, on a remarqué également qu'il eût été mieux de ne pas dire: « un esprit qui méconnoît son génie.

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[c] Suivant Condillac, «méconnoître signifie proprement ne pas « reconnoître, ou même ne pas vouloir reconnoître. D'ailleurs, ne « pas connoître son génie signifieroit ignorer combien on a de ta<< lents, et Despréaux veut dire : ne connoît pas combien il en a peu. « Au lieu de soi-même, il faudroit lui-même. Peut-on dire: un es« prit qui méconnoît son génie? Enfin qui s'aime n'a été ajouté que pour rimer avec soi-même. » (De l'Art d'écrire, liv. Ier, chapitre dernier.)

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Ces diverses critiques sont ou minutieuses ou peu fondées: 1o on dit très bien méconnoître son génie, pour exprimer l'idée trop avan

Aiusi tel(1), autrefois qu'on vit avec Faret (2) |
Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret [a],
S'en va, mal à propos, d'une voix insolente,
Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante [b],
Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
Court avec Pharaon se noyer dans les mers [c].

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime,

tageuse que l'on s'en forme; 2° en poésie, on emploie fréquemment soi-même pour lui-même; 3o un esprit qui méconnoît son génie peut se dire, quoiqu'il seroit plus convenable de substituer un autre mot au premier; 4° l'expression aime enchérit sur se flatte qui la précède.

(1) Saint-Amant, auteur du Moïse sauvé. ( Despr., édit. de 1701.) * Toutes les éditions antérieures portent seulement : « Saint-Amant, « Moïse sauvé. » Voyez sur ce poëte le tome Ier, page 14, note b.

(2) Faret, auteur du livre intitulé l'Honnête homme, et ami de Saint-Amant. (Despréaux, édit. de 1713.)* Nicolas Faret, mort e.. 1646, au milieu de sa carrière, fut l'un des premiers membres de l'académie françoise, dont il rédigea les statuts. « La commodité « de son nom, dit-il, qui rimoit trop bien avec cabaret, étoit en partie cause de la réputation de buveur que les poëtes du temps, << entre autres Saint-Amant, son ami, s'étoient avisés de lui faire. » Il est auteur d'un assez grand nombre d'ouvrages. L'Honnête homme ou l'art de plaire à la cour, 1630, in-4°, est tiré de l'italien du comte Balthazar Castiglione.

"

[a]

Nigri fornicis ebrium poëtam,

Qui carbone rudi, putrique cretâ

Scribit carmina.

(Martial, liv. XII, épig. 62.)

[b] Le Brun dit avec raison que cette épithète est admirable : elle est motivée par les deux vers suivants.

[c] La remarque qui suit n'est pas moins juste: « Vers plein de sel qui « met, dit-il, la plaisanterie en image. »

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