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Et regarde le champ, assis sur la barrière.
Malgré moi toutefois un mouvement secret
Vient flatter mon esprit, qui se tait à regret.
Quoi! dis-je tout chagrin, dans ma verve infertile,
Des vertus de mon roi spectateur inutile,
Faudra-t-il sur sa gloire attendre à m'exercer
Que ma tremblante voix commence à se glacer?
Dans un si beau projet, si ma muse rebelle
N'ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelle (1),
Sans le chercher au nord de l'Escaut et du Rhin,
La paix l'offre à mes yeux plus calme et plus serein.
Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles:
Qu'un autre aille en rimant renverser les murailles;
Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu,
S'aille couvrir de sang, de poussière et de feu.
A quoi bon, d'une muse au carnage animée,
Échauffer ta valeur, déja trop allumée?
Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,
Et ne nous lassons point des douceurs de la paix.
Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage?
Disoit au roi Pyrrhus un sage confident (2),

(1) La campagne de Flandre, faite par le roi en l'année 1667. (2) Plutarque, dans la vie de Pyrrhus. (Despréaux, édit. de 1713.) Tout ce morceau, fidèlement traduit de Plutarque, est le modèle de ces sortes de dialogues si difficiles à faire, où le poëte joue lui seul le rôle des deux interlocuteurs. C'est un des endroits contre lesquels Pradon se récrie le plus. «Il semble, dit-il, que « l'on entend Jodelet qui parle à son maître, etc. » (Nouvelles Remarques sur tous les ouvrages du sieur D***, 1685, page 56.)

Conseiller très sensé d'un roi très imprudent.
Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l'on m'appelle. —
Quoi faire?-L'assiéger. - L'entreprise est fort belle,
Et digne seulement d'Alexandre ou de vous:

Mais, Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous [a]?—
Du reste des Latins la conquête est facile. —

Sans doute, on les peut vaincre [b]: est-ce tout? - La Sicile
De là nous tend les bras, et bientôt sans effort
Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.
Bornez-vous là vos pas [c]?- Dès que nous l'aurons prise,
Il ne faut qu'un bon vent, et Carthage est conquise.
Les chemins sont ouverts: qui peut nous arrêter?
Je vous entends, seigneur, nous allons tout domter:
Nous allons traverser les sables de Lybie,
Asservir en passant l'Égypte, l'Arabie,

Courir de là le Gange en de nouveaux pays,
Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,

[a] Mais quand nous l'aurons prise, eh bien! que ferons-nous? ( Édit. ant. à celle de 1683.)

[b] Fort bien, ils sont à nous :

(Première édition.)

Sans doute, ils sont à nous :

(Éditions ant. à 1683.)

Brossette et Saint-Marc se trompent, en donnant cette seconde leçon de la manière suivante :

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Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère.
Mais, de retour enfin, que prétendez-vous faire? –
Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,

Nous pourrons rire à l'aise [a], et prendre du bon temps. -
Eh! seigneur, dès ce jour, sans sortir de l'Épire,
Du matin jusqu'au soir qui vous défend de rire?
Le conseil étoit sage et facile à goûter:
Pyrrhus vivoit heureux s'il eût pu l'écouter;
Mais à l'ambition d'opposer la prudence,

C'est aux prélats de cour prêcher la résidence (1).
Ce n'est pas que mon cœur, du travail ennemi,
Approuve un fainéant sur le trône endormi;
Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
On peut être héros sans ravager la terre.

Il est plus d'une gloire [b]. En vain aux conquérants
L'erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs;
Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
Chaque siècle est fécond en heureux téméraires;

[a] Nous pourrons chanter, rire.

(Première édition.)

(1) Quand un trait de satire vient à sourire à Boileau, tout passe par l'étamine, comme il l'a dit lui-même. ( Le Brun. )

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[b] « Ce poëte, qu'on accuse de manquer de philosophie, en eut « assez, dit La Harpe, pour louer un roi conquérant, bien moins sur «< ses victoires que sur les réformes salutaires et les établissements utiles que l'on devoit à la sagesse de son gouvernement. Peut-être «y avoit-il quelque courage à dire au vainqueur de l'Espagne, au conquérant de la Franche-Comté et de la Flandre ::

Il est plus d'une gloire. En vain aux conquérants

« L'erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs; etc. »

(Cours de littérature, 1821, tome VII, page 45.)

Chaque climat produit des favoris de Mars;

La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars:
On a vu mille fois des fanges Méotides

Sortir des conquérants goths, vandales, gépides.
Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
Sache en un calme heureux maintenir ses sujets;
Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
Il faut pour le trouver courir toute l'histoire [a].
La terre compte peu de ces rois bienfaisants;
Le ciel à les former se prépare long-temps.
Tel fut cet empereur (1) sous qui Rome adorée
Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée;
Qui rendit de son joug l'univers amoureux;
Qu'on n'alla jamais voir sans revenir heureux[b];
Qui soupiroit le soir, si sa main fortunée
N'avoit par ses bienfaits signalé la journée [c].
Le cours ne fut pas long d'un empire si doux (2).
Mais où cherché-je ailleurs ce qu'on trouve chez nous ?
Grand roi, sans recourir aux histoires antiques,
Ne t'avons-nous pas vu dans les plaines belgiques,
Quand l'ennemi vaincu, désertant ses remparts,

[a] Courir toute l'histoire. Expression neuve et hardie. (1) Titus. (Despréaux, édit. de 1701.)

[b] Voltaire dit, en parlant du duc de Guise:

Le pauvre alloit le voir, et revenoit heureux.

(Henriade, chant III.)

[c] Ces vers sur Titus sont inspirés par une ame vraiment citoyenne. Le roi, dit d'Alembert, se fit redire ces vers jusqu'à trois fois, loua beaucoup l'épître, et fit la guerre.» ( Éloge de Despréaux. ) (2) Il ne dura que deux ans, deux mois et vingt jours. (Brossette.)

Au-devant de ton joug couroit de toutes parts,
Toi-même te borner au fort de ta victoire [a],
Et chercher dans la paix (1) une plus juste gloire?
Ce sont là les exploits que tu dois avouer;

Et c'est par là, grand roi, que je te veux louer.
Assez d'autres, sans moi, d'un style moins timide (2),
Suivront au champ de Mars ton courage rapide;
Iront de ta valeur effrayer l'univers,

Et camper

devant Dôle au milieu des hivers (3).

Pour moi, loin des combats, sur un ton moins terrible, Je dirai les exploits de ton règne paisible [b]:

[a] Saint-Marc prétend que l'on ne sauroit dire: au fort de ta victoire. (Essais philologiques, tome V, page 468.) Les raisonnements dont il appuie sa critique ne sont pas solides.

(1) La paix de 1668. ( Despréaux, édit. de 1713.)

(2) Ce tour est heureux; mais Boileau répète ici la pensée qu'il exprime ainsi plus haut :

Qu'un autre aille en rimant renverser des murailles, etc.

(3) Le roi venoit de conquérir la Franche-Comté en plein hiver. (Despréaux, édit. de 1713. ) * Il partit de Saint-Germain le 2 février, et revint le 28.

[b] En rapportant presque tout le morceau qui suit, La Harpe dit: « Il n'y a pas un de ces vers qui ne rappelle un fait constaté « dans l'histoire. Tout ce que la prose éloquente de Voltaire a con« sacré dans le siècle de Louis XIV, les lois, les manufactures, les « canaux, la police, les travaux publics, la diminution des tailles, « les édifices élevés pour les arts, tout est ici exprimé en beaux vers. « On voit, dans ce morceau et dans beaucoup d'autres, non seule«<ment l'homme d'esprit qui sait plaire, le poëte qui sait écrire,

"

« mais l'homme judicieux qui choisit les objets de ses louanges, et « ne veut pas être démenti par la postérité. » (Cours de littérature, tome VII, page 46.)

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