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(XXVII.)-LE SACRIFICE D'ABRAHAM.

Tous deux ils gravissaient la cîme du Carmel.
Isaac interrompt un silence cruel :

"Mon père, où marchons-nous? à nos fêtes, sans doute.
Mon fils, c'est le Seigneur qui trace notre route.

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Au chemin du bonheur il dirige nos pas.

Il peut les diriger au chemin du trépas.

O quel plaisir !. . . ce soir j'embrasserai ma mère.
Si Dieu le veut, mon fils! c'est en Dieu que j'espère.
N'est-il donc pas l'appui de nos jours innocents?
Dieu punit quelquefois les bons et les méchants.
Eh bien! offrons à Dieu l'encens du sacrifice.
Retardons, s'il se peut sa terrible justice.

Non, mon père, à l'instant éloignons son courroux.
Si tu savais, mon fils, qui menacent ses coups!

Je l'ignore, ô mon père! où donc est la victime?
Dieu s'écrie Abraham, plonge-moi dans l'abyme!"
Et ses pleurs amassés, sur son cœur se pressaient,
Et ses bras, Isaac, tristement enlaçaient!

"O mon fils! mon cher fils! ô comble de misère !
C'est toi qui dois mourir de la main de ton père !".
Ses sanglots échappés, sa douleur aux abois,
Dans sa bouche, à ces mots, ont étouffé sa voix,
Et son fils a pâli plus que la jeune mère
Qui clôt d'un premier-né la mourante paupière.

L* M*

(XXVIII)-LE DÎNER DE L'ABBÉ COSSON.

M. DELILLE, en avril 1786, étant à dîner chez Marmontel, son confrère, raconta ce qu'on va lire. "Dernièrement, dit-il, l'abbé Cosson me parla d'un dîner où il s'était trouvé, chez l'abbé de Radonvilliers à Versailles.-Je parie, lui

dis-je, que vous y avez commis cent incongruités.-Comment donc ? reprit vivement l'abbé Cosson fort inquiet. Il me semble que j'ai fait la même chose que tout le monde.-Quelle présomption! Je gage que vous n'avez fait rien comme personne. Mais voyons, je me bornerai au dîner. D'abord que fîtes-vous de votre serviette en vous mettant à table ?-De ma serviette ? Je fis comme tout le monde ; je la déployai, je l'étendis sur moi, et je l'attachai par un coin à ma boutonnière.—[On n'étale] point sa serviette, on la laisse sur ses genoux. Et comment fîtes-vous pour manger votre soupe?

-Comme tout le monde, je pense: je pris ma cuiller d'une main et ma fourchette de l'autre. . . .-Votre fourchette ! personne ne prend de fourchette pour manger sa soupe; après votre soupe, que mangeâtes-vous ?-Un œuf frais.Et que fites-vous de la coquille ?-Comme tout le monde, je la laissai au laquais qui me servait.—Sans la casser ?—Sans lacasser.-Eh bien ! mon cher, on ne mange jamais un œuf sans en briser la coquille; et après votre œuf?—Je demandai du bouilli.-Du bouilli? on demande du bœuf, et point du bouilli; et après cet aliment?-Je priai l'abbé de Radonvilliers de m'envoyer d'une très-belle volaille.-Malheureux! de la volaille! On demande du poulet, du chapon, de la poularde; on ne parle de volaille qu'à la basse-cour.

Maintenant, mon ami, dites-moi quelque chose de votre manière de demander à boire.-J'ai, comme tout le monde, demandé du champagne, du bordeaux, aux personnes qui en avaient devant elles.-Sachez donc qu'on demande du vin de Champagne, du vin de Bordeaux, continua M. Delille. . . . Et de quelle manière mangeâtes-vous votre pain?—A la manière de tout le monde : je le coupai proprement avec mon couteau.-Eh! on rompt son pain, on ne le coupe pas. Avançons. Le café, comment le prîtesvous ?-Il était brûlant, je le versai par petites parties de ma tasse dans ma soucoupe.-Eh bien! vous fîtes comme ne fit sûrement personne : tout le monde boit son café dans sa tasse et jamais dans sa soucoupe. Vous voyez donc, mon cher Cosson, que vous n'avez pas dit un mot, pas fait un mouvement, qui ne fût contre l'usage."

(XXIX.) LA FLEUR DU TOMBEAU.

PAUVRE petit enfant, si candide et si rose,
[Voici bientôt] un an qu'il nous a dit adieu,
Qu'à l'ombre de la croix sa dépouille repose,
Et que son âme d'ange est remontée à Dieu.

O toi! qu'en pleurant j'ai cueillie
Au milieu du gazon qui le couvre aujourd'hui,
Fleur du tombeau! dis-moi, pour être si jolie
N'as-tu rien emprunté de lui?

N'es-tu pas sa plus pure essence?

Et sous une autre forme, à mon cœur attristé,
Ne viens-tu pas offrir son parfum d'innocence
Et sa grâce et sa pureté ?

L'or de ton beau calice, ô fleur sauve et sainte,
Répond-moi, n'est-il point l'or de ses blonds cheveux ?
Le transparent azur dont ta corolle est teinte,
N'est-il point l'azur de ses yeux?

Oui, je retrouve en toi son image chérie ;

Tu me rends tout entier mon enfant qui n'est plus,

Oui, l'ange a revêtu cette robe fleurie

En s'exilant pour moi du séjour des élus !

O der nier reflet de lui-même !

D'espérance et d'amour viens parler à mes sens,
Trompe mon triste cœur par un rêve que j'aime,
Suis-je pas seule assez longtemps !

Mais bientôt tu seras fanée,

Je verrai sur mon sein tes couleurs se flétrir,
Car tu dois, résumant sa triste destinée,

Briller un jour et puis mourir !

Oh! ne meurs pas ainsi! reste-moi dans ce monde, Ou que du moins le ciel nous garde un sort commun, Et que, dans sa pitié généreuse, il confonde

Et mon dernier soupir et ton dernier parfum!

Grand.

(XXX.)-CONTRE L'USAGE DES VIANDES.

“Tu me demandes pourquoi Pythagore s'abstenait de manger de la chair des bêtes? Mais moi je te demande, au contraire, quel courage d'homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d'une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? Comment sa main put elle enfoncer un fer dans le cœur d'un être sensible? comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense? comment put-il supporter l'aspect des chairs pantelantes? comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur? comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d'horreur quand il vint à manier l'ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait ?

Les peaux rampaient sur la terre, écorchées ;
Les chairs au feu mugissaient embrochées ;
L'homme ne put les manger sans frémir,
Et dans son sein les entendit gémir.

"Voilà ce qu'il dut imaginer et sentir la première fois qu'il surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première fois qu'il eut faim d'une bête en vie, qu'il voulut se nourir d'un animal qui paissait encore, et qu'il dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains. C'est de ceux qui commencèrent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, [qu'on a lieu de] s'étonner : encore ces premiers-là pourraient justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, et dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu'eux. J. J. Rousseau.

(XXXI.)—UNE VICTIME DE RICHElieu.

URBAIN Grandier, curé de Loudun, fut poursuivi criminellement, bien moins pour avoir ensorcelé les religieuses de Loudun que pour avoir osé écrire du cardinal de Richelieu ce qu'il aurait dû se contenter d'en penser. Douze juges, et avec eux l'infâme Laubardemont qui les présidait, après lui avoir fait souffrir la question la plus cruelle, le condamnèrent à être brûlé vif. Les capucins de Loudun jouèrent, dans cette tragédie, un rôle affreux. L'un d'eux, le père Lactance, lui présenta, au moment de monter sur le bûcher, un crucifix à baiser. Ce crucifix n'était autre chose qu'une croix de fer que les capucins venaient de faire rougir à un feu ardent, et qui, brûlant les levres du condamné jusqu'au vif, lui faisait nécessairement reculer la tête en arrière. Alors ses ennemis de s'écrir: "Le voyez-vous, cet impie, ce démoniaque il refuse, en mourant, de baiser son Sauveur."

Voici ce que Grandier écrivait à Madeleine de Brou et qui fut trouvé sur elle au moment de son évanvuissement en apprenant sa mort:

"C'est pour toi, douce et belle Madeleine, c'est pour mettre en repos ta conscience troublée, que j'ai peint dans un livre une seule pensée de mon âme. Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce qu'elles y retournent comme au but de toute mon existence; mais cette pensée que je t'envoie comme une fleur, vient de toi, n'existe que par toi, et retourne à toi seule.

"Ne sois pas triste parce que tu m'aimes; ne sois pas affligée parce que je t'adore. Les anges du ciel, que fontils? Et les âmes des bienheureux, que leur est il promis? Sommes-nous moins purs que les anges? Nos âmes sontelles moins détachées de la terre qu'après la mort? O Madeleine! qu'y a-t-il en nous dont le regard du Seigneur

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