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grand Arnauld, celui qui disait à Nicole « N'avez-vous pas pour vous reposer l'éternité tout entière? » Nicole lui-même, n'échappent au grand roi que par l'exil. Plus tard, quand le règne est déjà sur son déclin, quand la subordination devenue plus étroite dans la pratique extérieure a fléchi dans les consciences, Fénelon, « le plus chimérique des beaux esprits, >> comme l'appelait Louis XIV, commence dans Télémaque la lutte interrompue depuis quarante ans de l'esprit de liberté contre l'esprit de discipline. Fénelon est né en 1651, treize ans après Louis XIV; tous ses ouvrages sont postérieurs à la période subordonnée. Le plus innocent de tous, l'Éducation des filles, est de 1687; le plus controversé, les Maximes des saints, de 1697; le plus hardi sous la forme la plus charmante, Télémaque, est de la fin du siècle. De même le duc de Saint-Simon, courtisan délié, observateur impitoyable, qui assiste tout jeune (il était né en 1675) à la vieillesse de Louis XIV et à la décadence du règne, Saint-Simon échappe à l'action du grand roi en paraissant absorbé dans son atmosphère. Il l'observe en l'adorant.

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Mais si dissimulée ou si mystique que soit la forme de cette opposition, l'esprit n'en appartient plus à l'influence dominatrice des quarante ans. Louis XIV pourra peser encore sur le siècle du poids de sa vieillesse redoutable et de son malheur noblement supporté; mais l'influence lui échappe. Avec le «< chimérique » auteur de Télémaque et l'inexorable et patient chroniqueur des Mémoires, c'est le xvIIe siècle qui commence; à plus forte raison commence-t-il, n'en déplaise à M. Cousin, avec Massillon, Fontenelle et Voltaire.

Nous savons maintenant, à une année près, la limite exacte qui renferme à ses deux extrémités, avant qu'elle commence, après qu'elle est finie, la période d'influence personnelle de Louis XIV sur la littérature de son règne. Mais si limitée qu'elle soit, cette période est non-seulement la plus brillante dans l'histoire du siècle, elle est la plus grande dans l'histoire de l'esprit humain. C'est en 1680 que Louis XIV reçut le surnom de Grand. Ce nom résumait l'admiration du monde. Mais l'hôtel de ville de Paris, qui déféra ce glorieux titre au puissant

monarque, n'avait fait qu'enregistrer en quelque sorte le jugement des beaux esprits. La véritable grandeur de Louis XIV était dans leurs livres. En effet, de tous ces noms qui représentent chez nous la pure substance et la forme supérieure de la littérature classique, il n'en est pas un seul qui ne soit, à quelques années près, contemporain du roi, vivant sous son influence, animé et inspiré de son souffle, et atteint, même quand il s'en éloigne, comme la Fontaine, de cette chaleur vivifiante et contagieuse qui rayonne autour du trône. C'est à ce foyer que germent de tous côtés les chefs-d'œuvre. Andromaque et Tartufe sont de 1667, les Maximes de 1665, les Oraisons funèbres de 1669 et années suivantes, les Satires de 1666. Madame de Sévigné écrivait dans le même temps. Bourdaloue prêchait l'Avent à Versailles en 1670. Fléchier prononçait en 1676 l'Oraison funèbre de Turenne. La Bruyère traçait lentement, à la même époque, sous la même influence, les Caractères, qui n'étaient publiés qu'en 1687.

Que conclure de toutes ces dates et quelle leçon tirer de ce rapprochement si remarquable entre la plus grande subordination littéraire et la plus abondante production de chefsd'œuvre qui fut jamais, si ce n'est que la subordination est bonne à quelque chose en ce monde, même dans la république des lettres? Mais qu'on ne s'y trompe pas, et qu'à Dieu ne plaise! je ne fais pas ici la théorie du despotisme, mais celle de la règle. Madame de Staël l'avait dit bien avant moi; elle n'est pas suspecte« Le gouvernement de Louis XIV n'était pas un << despotisme qui comprimait les esprits et les âmes, mais qui << paraissait à tous tellement dans la nature des choses, qu'on << se façonnait pour lui comme pour l'ordre invariable de ce « qui existe nécessairement (1). » Tel est pour finir, et admirablement résumé par un grand esprit, tel est le caractère de cette littérature et de cette époque. Si réglée qu'elle soit, si subordonnée qu'elle paraisse, elle garde pourtant tous les signes de cette hauteur d'inspiration et de cette vive et natu

(1) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, chap. XIX.

relle profondeur des esprits d'où elle émane, « semblable à un << grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette << force violente et impétueuse qu'il avait acquise aux montagnes « d'où il tire son origine. » Bossuet applique cette comparaison à saint Paul. Voyons-y, avec l'image de Bossuet lui-même, le symbole de cet immense courant de mâles idées et de beau langage qui a traversé deux siècles, de Louis XIV jusqu'à nous, avec tant de puissance, de régularité, de force irrésistible et d'immortelle grandeur !

Nous voici bien loin de la duchesse de Longueville. Ce grand siècle l'a dépassée et laissée dans l'ombre. Mais nous reviendrons à cette histoire que M. Cousin raconte si bien. Nous y reviendrons quand M. Cousin nous aura donné la suite de cet incomparable travail. La critique aura beau faire, elle ne prévaudra pas contre les amorces d'une pareille œuvre. M. Cousin y a versé pour ainsi dire toute l'ivresse de cette passion historique qui l'a inspiré, et les lecteurs, de leur côté, ont peine à se défendre de l'enchantement qu'il a ressenti. Ce point de vue un peu exclusif et personnel n'est pas ce qui déplaît au public, même si c'est un défaut. Le public aime qu'on le passionne, fût-ce aux dépens d'une certaine réalité circonspecte et froide. Il aime à être ému. Le succès populaire du livre de M. Cousin tient à cet entraînement d'une lecture vive et originale. L'utile nouveauté et la richesse singulière de ses découvertes biographiques lui assurent une cause de succès plus sérieuse et plus durable.

Qu'il continue donc. Nous aurions aimé à le suivre dans toutes ces rencontres si charmantes de la jeunesse de mademoiselle de Bourbon, même sans passer par ces blanches Carmélites de la rue Saint-Jacques dont la monotone obscurité (qui est leur mérite devant Dieu) nous attire moins que leur sainte piété ne nous édifie. Mais avec quel plaisir nous aurions assisté à toutes les autres transformations de cette pure et brillante adolescence, du couvent des Carmélites au ballet du Louvre, de l'hôtel de Rambouillet au château de Chantilly, de Rueil à Liancourt, de Paris à Munster, dans les joies et le triomphe de cette magnifique ambassade, jusqu'au jour où, pour répéter les

expressions de M. Cousin, « tous les documents authentiques, « imprimés ou manuscrits, nous autorisent à supposer qu'elle a « franchi les bornes de la galanterie à la mode. » Le jour est vers la fin de l'année 1647. A ce moment, qui est celui qui livre madame de Longueville au démon de la guerre civile, cessa-t-elle d'être dévote en franchissant les bornes de la galanterie à la mode? M. Cousin n'a pas suffisamment éclairci cette question; mais il y reviendra; en attendant, je le regrette.

« C'est trop contre un mari d'être coquette et dévote, dit la Bruyère. Une femme devrait opter. »

CUVILLIER-FLEURY.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES.

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De Paris au Montenegro (suite), par M. X. Mar-

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tion allemande de SIEGFRIED
KAPPER, par M. Édouard La-
boulaye.

LITTERATURE. - M. Arnault, par M. Sainte-Beuve.

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Gregorio Allegri, et les Miserere de la cha-
pelle sixtine, par M. Halévy.
Les Mormons, par M. P. Mérimée.

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BIOGRAPHIE. - Fénelon (2o partie), par M. A. de Lamartine. 179

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Les souffrances de M. le professeur Delteil
(suite et fin), par M. Champfleury.

Vénus de Milo, par M. Leconte de Lisle.

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