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drir des cœurs aimés par ce mot d'adieu, toujours si grave, souvent si triste, pourquoi? pour entreprendre une excursion qu'un écolier aurait le temps de faire entre son dernier thème et la rentrée des classes? Ajoutons que cette mer Adriatique, où s'épanouit le commerce de Trieste, est si étroite qu'on ne peut en s'embarquant avoir la joie de s'écrier avec le poëte :

Roll on, deep Ocean;

que ces montagnes de la Dalmatie sont si petites qu'on ne peut, avec la meilleure volonté du monde, éprouver sur leurs cimes l'une de ces solennelles émotions qui saisissent la pensée à l'aspect des Alpes.

Les chemins de fer, les bateaux à vapeur ont démesurément agrandi le cercle dans lequel on pouvait naguère encore honnêtement restreindre sa marche, et développé dans le monde, par leur puissance de locomotion, une nouvelle ambition. L'homme est un être essentiellement vaniteux. Il s'est fait à lui-même cct attribut, avec une foule d'autres, dont la main de Dicu qui l'a créé est fort innocente. Tel qui, autrefois, pouvait sentir un agréable chatouillement de vanité à narrer son voyage en Allemagne ou en Écosse, ne peut guère, s'il aspire à se poser en touriste, entrer décemment dans un salon qu'à la condition d'avoir traversé quelques steppes lointains ou pénétré dans une forêt vierge. Les légendes turques parlent d'un ange qui porte sur les épaules cinq cents paires d'ailes, séparécs l'une de l'autre par une distance de cinq cents années de voyage. Voilà un véritable espace, voilà un bon génie avec lequel on serait fier de se mettre en route. Je ne puis me rappeler cette poétique image sans penser qu'une des plus petites plumes de cet ange suffirait à marquer la mesure de la Dalmatic.

:

Sans crainte de laisser voir ma vanité, je l'avouerai done, là était le côté faible de mon voyage, et voici l'autre si près de nous par sa position géographique, la Dalmatic est plus loin de nous par l'étrangeté de son aspect et de ses mœurs que la Norwége et le Canada. Si petite, elle est d'une nature à occuper longtemps l'artiste et le savant, l'antiquaire et le philologue. Dans ses îles, sur ses plages, ont tour à tour passé, comme les flots de la mer, qui les arrose, tous les peuples inscrits dans l'histoire ancienne et dans l'histoire moderne Pélasges, Liburniens, immigrations de Goths, de Huns, de Slaves, troupes guerrières du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest, Bretons et Sarrasins; puis les Hongrois et les Turcs; puis les Vénitiens et les Allemands, et enfin les régiments de France. Dans les montagnes habite une race dont notre ingénieuse civilisation n'a point encore modifié les coutumes ni altéré le caractère. En notre heureuse époque d'essais continus et de réformes incessantes, de toutes parts les traces du passé s'effacent sous l'action des œuvres que nous appelons candidement nos œuvres de progrès; les peuples les plus tenaces arrivent peu à peu à courber la tête sous les Fourches Caudines du nivellement universel. Tout ce qu'il y a de distinctif dans les diverses nationalités humaines, se fond en une empreinte uniforme. Encore quelque temps, et tout sera modelé de telle sorte que, d'un des pôles à l'autre, il n'y aura plus, au moins en ce qui tient aux formes extérieures, qu'un seul peuple. Le Patagon se fera faire à sa mesure des gants glacés, le Lapon chaussera sous sa tente des bottes vernies, et l'Arabe prendra pour voyager un chapeau Gibus. Des rives glaciales de la Léna, des sources brùlantes du Niger, du fond de nos antipodes, il arrivera des commandes aux magasins de la rue Vivienne, au

Staub en renom. Le monde parisien, du haut de son siége de velours et de dentelle, trônera sur les oripeaux du vieux monde, comme la Victoire antique sur les symboles des peuples barbares qu'elle avait domptés.

Avant que cette conquête soit achevée, hâtons-nous de regarder ce qui lui résiste encore. Comme un archéologue va revoir avec empressement les colonnes d'un édifice qui bientôt s'écroulera, allons voir ce qui reste de primitif dans la vie d'un peuple. Et je puis le dire, non point pour l'avoir appris par des relations plus ou moins exactes, mais pour l'avoir moi-même observé de côté et d'autre, je ne crois pas qu'il y ait en Europe de peuple plus primitif que le peuple de la Dalmatie. Non, j'ai trouvé jusque dans les plus pauvres bür de l'Islande, jusqu'aux extrémités de la Norwége, jusqu'au sein de la Laponie, et en pleine Russie, et en pleine Finlande, des goûts d'étude, des germes d'instruction, des intuitions de vie nouvelle, qu'on chercherait vainement, si je ne me trompe, à l'âpre surface de ces îles rocailleuses qu'on appelle les Scogli, et dans les rudes montagnes de la Dalmatie.

Un rapide aperçu de géographie et d'histoire nous aidera à comprendre un fait qui, au premier abord, doit paraître étrange.

La Dalmatie se compose d'une bande de terre qui de la Croatie s'étend jusqu'aux frontières de l'Albanie, et d'une quantité d'îles disséminées en face de la terre ferme. Trop faible pour pouvoir, par lui-même, constituer un État indépendant, ce petit pays n'a pu, cependant, s'allier intégralement à ceux qui l'avoisinent. Par la pauvreté de son sol il ne devait point tenter la cupidité des conquérants, mais par les avantages particuliers de sa position il excite perpétuellement la convoitise de plusieurs peuples. Ses îles, jetées à quel

que distance l'une de l'autre, sur une longueur d'environ soixante lieues, apparaissent comme les assises d'un pont immense qui serait resté inachevé, et il n'est pas une de ces îles qui n'offre au navigateur un sûr refuge, un port excellent. C'est un des grands chemins de l'Occident en Orient, et ce chemin, les Grecs en avaient, dès les premiers temps, reconnu l'importance. Les Romains y avaient fondé plusieurs colonies; les Byzantins l'ont possédé ; les Hongrois sont venus ensuite, qui en faisaient le complément de leur empire; puis les Vénitiens, ces rois de la mer, l'ont enlevé aux Hongrois; puis les Turcs y sont entrés le fer et le feu à la main. Maîtres de l'Albanie, de la Bosnie, de l'Herzegovine, de plusieurs points de la côte et de plusieurs iles, ils n'avaient qu'un pas à faire pour planter leur étendard sur toute cette rive de l'Adriatique. La victoire de Sobieski, en sauvant Vienne de leur fureur, sauva du même coup la Dalmatic. Plus d'une fois, cependant, ils essayèrent de s'emparer d'une région qui arrondissait leurs possessions. Ils parvinrent à y reprendre quelques forteresses. Mais déjà ils n'avaient plus la même confiance en leurs forces et n'inspiraient plus la même terreur. Les Morlaques, enflammés à la fois contre eux par la haine religieuse et par un ardent désir de vengeance, leur firent une guerre acharnée ; les Vénitiens les poursuivirent d'île en île, de citadelle en citadelle. Le traité de Passarowitz mit fin à des combats qui duraient depuis deux siècles, et dont les divers épisodes ont été consacrés dans les chants populaires des Slaves de la Dalmatie, comme les exploits du Cid dans le Romancero, les héroïques aventures de Siegfried dans les strophes des Niebelungen, et le triomphe des Grecs dans l'épopée d'Homère.

Ainsi ballottée sans cesse entre des puissances hos

tiles, tantôt soumise volontairement à des princes dont elle réclamait le secours, tantôt envahie par des hordes cruelles, agitée en outre par des luttes intestines, inquiétée souvent par des légions de pirates, serrée d'un côté entre les populations turques, qui l'obligeaient à se tenir constamment sur ses gardes, et de l'autre par la mer, sur laquelle un pouvoir jaloux ne souffrait aucune rivalité, comment la malheureuse Dalmatie auraitelle pu entrer dans le développement intellectuel et matériel des autres peuples?

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Les Vénitiens, qui, sauf Raguse, finirent par la soumettre tout entière à leur domination, ajoutèrent au titre de leur doge celui de duc de Dalmatie. Ils avaient envers elle un austère devoir à remplir, le devoir du fort envers le faible, du riche envers le pauvre, le devoir du souverain envers ses sujets. Mais une telle pensée ne germait point dans le sombre et égoïste esprit de la politique de Venise. Tout au contraire les nobles sénateurs, qui se faisaient bâtir de royaux palais sur les bords du Grand-Canal, aimaient à penser que, dans les États assujettis à leur fière cité, le peuple n'habitait que des chaumières; les riches patriciens, qui s'enorgucillissaient de voir éclater autour d'eux les chefs-d'œuvre de leurs peintres et de leurs sculpteurs, ne se souciaient nullement que ces rayons se projetassent dans les pays qu'ils avaient conquis; les régents de la république placée sous le patronage de saint Marc ne voulaient point que la bonne nouvelle de Bethléem, la douce loi de fraternité de l'Évangile, se répandît parmi les populations qu'ils subjuguaient.

De son lion de Saint-Marc, ce qui plaisait surtout à cette république, c'étaient ses griffes de granit et ses ailes ouvertes pour envahir l'espace; de la mer où elle élevait ses édifices, elle se faisait une épouse dont elle

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