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lumières s'éteignent, et peu à peu chaque famille s'endort comme une couvée d'oiseaux.

La plupart de ces familles ont conservé entre elles un usage qui n'a pas peu contribué à la prospérité de Lussino. Elles habitent patriarcalement sous le même toit, autant que la largeur de la maison le leur permet. Si par plusieurs mariages successifs elles sont forcées de se disjoindre, elles restent pourtant associées au même intérêt. Les grands parents, les gendres placent ensemble leurs capitaux dans des spéculations maritimes. Si l'une échoue, l'autre peut réussir. Si la fortune les favorise sur tous les points, ils organisent amicalement entre eux une tentative plus hardie. Ils commencent par construire une barque de cabotage, puis un bâtiment plus large; puis ils en viendront à posséder un navire dont un des leurs sera capitaine, et où les plus jeunes feront leur apprentissage de marins. Une fois qu'ils en sont là, ils ne s'arrêteront pas dans leurs succès, ils combineront d'autres projets et les mettront bravement à exécution. De même que la maison Rothschild a dans un lien fraternel enlacé les grands comptoirs de l'Europe, de même on peut voir ici plusieurs familles représentées par un fils, par un frère ou un proche parent dans plusieurs ports éloignés. A mesure que leur richesse s'augmente, elles en appliquent une partie à agrandir leur demeure, à la parer des objets de luxe que leurs navires rapportent des pays étrangers. Tandis qu'elles lancent leurs voiles au loin, leur ambition est d'avoir près d'elles un champ, un jardin, et Dieu sait ce qu'il leur cn coûte pour réaliser un tel rêve.

La ville de Lussino est bâtie en amphithéâtre sur les contours d'une colline où Deucalion trouverait assez de pierres pour créer après un nouveau déluge une nouvelle race d'hommes, mais peu de choses pour les nour

rir. De tout côté on ne voit que des pierres. C'est sur cette base peu propice à la végétation que les Lussiniens veulent voir fleurir des plantations. Ils entourent d'un mur épais un carré de terrain, ils y étendent des couches de terre, et lorsque enfin ils ont la joie de voir verdir sous leurs fenêtres quelques têtes de choux, quelques pieds de vigne ou d'olivier, ils ne donneraient pas ces précieux jardins pour ceux de Sémiramis.

Dans ce même golfe de Carnero, où j'ai eu un si grand plaisir à voir ce modèle de petite ville, il est plusieurs points auxquels se rattache une curieuse page d'histoire. Dans l'île de Cherso, qui touche à celle de Lussino, Médée accomplit, dit la tradition, une des péripéties de sa vie tragique. Dans l'île de Veglia, jetée comme un triangle au fond de la baie, il y avait autrefois une forme de gouvernement assez remarquable. C'était une république composée de nobles et de plébéiens. Les nobles élisaient une partie des magistrats; le peuple élisait l'autre. Au-dessus de ces fonctionnaires s'élevait le chef de l'État, qui portait le titre de comte et qui était investi de son pouvoir pour un an.

Au xi siècle la petite république, exposée aux invasions des corsaires et n'étant pas assez forte pour se défendre, sacrifia son indépendance à sa sécurité, et se plaça sous la protection de Venise.

En 1260 le sénat la donna en fief aux deux frères Frangipani et faillit la perdre. Un jeune érudit a recueilli, sous le titre de Memorie istoriche, plusieurs documents sur l'ancien état de la Dalmatie. On y lit avec intérêt la narration d'un commissaire délégué en 1481 par la seigneurie de Venise pour rétablir l'autorité de la république dans l'île de Veglia.

Le digne commissaire raconte naïvement comment un des Frangipani s'alliait aux Hongrois, quoiqu'il fût

vassal de Venise : « Son inclination naturelle le portait, dit-il, vers leurs manières barbares. » Plus loin, il relate les rapines, les crimes du dernier de ces seigneurs, qui était vraiment un grand coquin. Mais ce qui excite au plus haut degré l'indignation du fidèle délégué de la République, c'est lorsqu'il en vient à parler des pirateries organisées ou encouragées par le comte Zuane. Deux nobles vénitiens furent chargés de lui faire à ce sujet de sévères représentations; et comme l'orgueilleux Zuane paraissait fort peu touché de leurs raisonnements, ils ajoutèrent que la seigneurie de Venise ne le laisserait pas impunément outrager ses droits de juridiction.

· Et qui donc, s'écria le comte, a donné à Venise la souveraineté de la mer?

-Sa Sainteté le Pape, répondirent les deux envoyés.

- Le pape, répliqua l'audacieux vassal, ne peut donner ce qui ne lui appartient pas.

Zuane était trop faible pour se défendre dans sa révolte. Il fut expulsé de ses domaines, et l'ile de Veglia fut soumise à l'autorité absolue de Venise.

Au bord du même golfe, entre Veglia et Arbe, sur la terre ferme, est la petite ville de Segne, jadis retraite des Uscoques, ces fameux pirates de l'Adriatique.

Les Uscoques étaient, comme les Morlaques, des Serbes fuyant avec un profond sentiment de haine la tyrannie des Turcs. Leur nom signifie fugitifs ou déserteurs. Et il est curieux de remarquer en passant quelle grande place les fugitifs occupent dans les traditions de l'Adriatique. Par des fugitifs ont été peuplées les lagunes et la fière cité de Venise, et les murs de Raguse; par des fugitifs, les montagnes de Zara et de Spalatro. Des fugitifs ont fait une ville du palais de Dioclć

1853.

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tien, et l'on composerait une longue liste des rois, des princes, des prélats qui, à diverses époques, sont venus chercher un asile dans le port de Venise ou dans les remparts de Raguse.

A travers ces diverses agglomérations de fugitifs apparaît avec une brillante auréole la tribu des Uscoques. Dans les grandes commotions du xvie et du XVIIe siècle, elle attire forcément les regards vers son étroite arène. Très-peu nombreuse, elle soulève à la fois contre elle deux ennemis puissants. Elle épouvante les Turcs; elle outrage les Vénitiens; elle occupe la diplomatie des archiducs d'Autriche, du pape, et enfin du roi de France. En réalité, les Uscoques se trouvaient soutenus par la rivalité de deux États. L'Autriche, tout en essayant de temps à autre de réprimer leurs déprédations et en les menaçant de sa colère, aimait à les voir guerroyer contre l'orgueilleuse Venise; et Venise, en se promettant de les chasser de leur repaire, reculait devant cet acte décisif, de peur d'ouvrir aux Turcs une porte en Italic. De part et d'autre, on avait recours aux négociations, et, pendant que les cabinets rédigeaient leurs notes, échangeaient leurs propositions, les Uscoques continuaient leur vie d'aventures, vie de pirates audacieux et farouches, éclairée par des actes d'une bravoure étonnante et souillée par d'atroces brigandages.

La première place considérable où les Uscoques entrèrent après avoir campé sur plusieurs points de la Dalmatie fut la forteresse de Clissa. Pierre Crusich, qui y commandait au nom du roi de Hongrie, leur en ouvrit les portes avec joie, espérant faire avec eux de fructueuses excursions sur la frontière. Il fut trompé dans son attente. Les Turcs, furieux de le voir donner asile à leurs ennemis, assiégèrent la citadelle, la prirent, et

le malheureux Crusich paya de sa vie son imprudence.

Minuccio Minucci, qui a écrit une longue et minutieuse histoire des Uscoques, cite un épisode de ce siége qui rappelle une des pages héroïques de la Bible.

Devant les murs de Clissa, paradait un Turc d'une taille colossale, qui, comme Goliath, défiait en les injuriant ses adversaires. Un page du gouverneur, nommé Milosch, demanda à son maître la permission de se battre contre cet insolent fanfaron; et comme on lui représentait qu'il était bien petit pour se battre avec un tel athlète :

J'ai foi, répondit Milosch, j'ai foi en Dieu, qui soutint le bras de David; et si un enfant comme moi tombe sous le fer de ce géant, ce ne sera pas une honte pour les chrétiens, ce ne sera pas un triomphe pour les infidèles.

Il sortit de la citadelle, tandis que tous les assiégés le suivaient de leurs vœux, et s'avança bravement à la rencontre de son terrible antagoniste. Du premier coup de son sabre, il lui abattit une jambe. Le Turc, en tombant sur un genou, continue le combat avec une nouvelle rage; mais bientôt, à un effort imprudent qu'il fit pour transpercer son adversaire, il perdit l'équilibre, son cimeterre s'échappa de ses mains, et Milosch lui coupa la tête.

Ce même Milosch, qui avait eu la confiance de David, ne devint pas comme son modèle un roi béni de Dieu en Israël, mais un chef de bande de corsaires, rapace et sans pitié.

La citadelle de Clissa étant au pouvoir des Turcs, les Uscoques cherchèrent un autre asile, ou, pour mieux dire, un autre champ de bataille, et en trouvèrent un excellent sur la rive du Carnero, dans la ville de Segne.

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