Page images
PDF
EPUB

Le Carnero est un large golfe, qui de la pointe de Pola s'étend jusqu'à Fiume, et s'arrondit au pied d'une côte aride, escarpée; son enceinte est traversée en plusieurs sens par l'île de Veglia, par la longue île échancrée de Charso, par plusieurs autres petites îles de rocs qui sont comme des fragments détachés d'une chaîne de montagnes enlacés par la mer, rongés par les eaux, dépouillés par les violences de la bora, par l'haleine funeste du sirocco, de tout arbre et de toute végétation, Dante plaçait là les limites de l'Italie :

Il Quarnero

Che l'Italia chiude ei suoi termini bagna.

Quelques étymologistes, qui probablement avaient traversé ce golfe par un temps fâcheux, disent que son nom vient de Carnivoro, et que c'est là une vraie désignation de la rage avec laquelle cette baie atroce engloutit les barques dans ses vagues, et dépèce les pauvres cadavres humains sur ses rocs. Il est plus probable que ce nom de Carnero vient du mot Car, par lequel les Celtes indiquaient un terrain nu, rocailleux, et qui se retrouve encore dans les noms de Carst, Carniole, Carinthie.

Si cette étymologie est plus juste, l'autre plaira toujours mieux à l'imagination du peuple, qui y trouve un sens expressif. Le fait est que, dans les contours de l'Adriatique, le Carnero est le point le plus orageux, le plus tourmenté par la bora et le sirocco. Lorsque ces deux vents éclatent dans le golfe de Trieste ou de Venise, ils soufflent en liberté devant eux et s'affaiblissent peu à peu dans l'espace. Ici, ils sont comprimés par la hauteur des montagnes, lancés sur les îles, refoulés par les côtes d'Istrie, et, dans ces remparts qui les étreignent, se débattent avec fureur, soulèvent les vagues

en sens contraire, et font un tel vacarme qu'autrefois on l'attribuait à un affreux acte de sorcellerie.

Le sirocco, qui cette fois se livrait à ses prouesses dans le Carnero, n'a cependant rien brisé sur notre bateau; mais comme il s'obstinait à souffler droit devant nous et que notre petite machine de cent cinquante chevaux était impuissante à lutter contre un tel athlète, nous avons été nous réfugier dans la baie de Lussino, une de ces baies encloses de tout côté et auxquelles on donne dans le pays, par une métaphore poétique, le nom de vallées. Au milieu des collines dénudées qui les entourent, elles ressemblent par les profondeurs de leurs eaux à de vertes prairies. Elles offrent au navigateur surpris par l'orage un doux asile. Tandis que près de là gronde la tempête, elles restent calmes et riantes dans leurs fermes remparts. Elles donnent sa récolte au pêcheur qui les parcourt avec sa chaloupe comme d'autres au laboureur qui les sillonne avec sa charrue, et portent à leur surface une forêt de mâts mobiles comme d'autres une forêt d'arbres vivants.

Si plusieurs de mes compagnons de voyage ont maudit le séjour qu'ils devaient faire dans une petite ville où ils ne trouvaient pour occuper leurs loisirs qu'une triste auberge et un mauvais café, j'étais pour mon compte fort satisfait de cette halte inespérée. Jusque-là, je n'avais pu observer qu'à distance des cités et des îles d'un aspect désolé. J'allais voir un eurieux exemple de ce que l'intelligence de l'homme peut faire dans une situation difficile, sur le sol le plus aride.

Il existe à cette extrémité du Carnero deux villes qui portent le nom de Lussino; l'une, plus ancienne, y ajoute l'épithète de Grande; l'autre s'appelle modestement Lussino Piccolo, Mais comme, selon les paroles de la Bible, les grands seront abaissés et les petits élevés,

Lussino Grande n'est plus aujourd'hui qu'une pauvre chétive bourgade, et Lussino Piccolo, qui n'était au siècle dernier qu'un humble village de pêcheurs, est devenu une importante cité.

C'est un prêtre qui lui a donné cette heureuse impulsion, un prêtre instruit, zélé, qui ayant par un penchant particulier étudié les mathématiques et les lois de la mécanique, se réjouit d'enseigner à ses paroissiens ce qu'il avait appris, et fit de son école de village une école de marine. Grâce à ses leçons, à ses conseils, les Lussiniens entrèrent avec plus d'assurance et d'habileté dans la vie nautique. Ils se mirent à construire des chaloupes, des bricks, voire même de gros navires, les équipèrent et les gouvernèrent eux-mêmes. Un premier succès les conduisit à une entreprise plus hardie. D'année en année, on vit leur esprit de spéculation se développer avec leur fortune, et le nombre de leurs bâtiments s'accroître. Maintenant ils ne possèdent pas moins de cent trente bons navires qu'ils prêtent à quiconque en a besoin, et avec lesquels ils naviguent dans tous les parages. Ce sont les charretiers de la mer, et la ville à laquelle ils appartiennent peut bien s'appeler la ville des veuves. Tous les hommes s'embarquent dès qu'ils en trouvent l'occasion et ne reviennent que de loin en loin, à moins que le fret ne leur manque ou que leur navire n'ait besoin de réparations. En 1848, par suite des inquiétudes du commerce, et de la révolution de Venise, ils rentrèrent presque tous au port, et y stationnèrent longtemps dans une morne inaction. Aussi ne parlent-ils de cette année de misère qu'avec un profond ressentiment. D'ordinaire il ne reste dans la ville que les femmes, gardiennes du logis, les vieillards qui ne naviguent plus et les enfants qui ne naviguent pas

encore.

Lorsqu'un des navires de Lussino revient dans la rade, quelle émotion dans toute la petite ville, et quelle joie dans plusieurs maisons! Officiers et matelots, chacun de ceux qui se trouvent sur ces planches flottantes a là sur la côte son intérêt de cœur, ses souvenirs d'enfance, sa mère et sa sœur, sa femme ou sa fiancée, et chacun d'eux porte une offrande à ses dicux pénates, le fruit de son labeur à ses vieux parents, et quelque objet de luxe des contrées étrangères à la jeune fille qui par la pensée l'a suivi dans son lointain trajet.

J'ai souvent entendu dans l'intérieur des villes continentales de braves gens que l'aspect de l'Océan épouvante, faire de très-honnêtes lamentations sur le sort des marins et surtout sur l'existence de leurs femmes. Si touchante que puisse paraître cette commisération, je la crois exagérée et souvent très-mal appliquée. J'ajouterai même que la vie du marin pourrait être, eu égard à notre infirmité humaine, considérée comme une assez sage combinaison, comme un moyen de fixer la petite part de bonheur que chacun de nous peut avoir en ce monde. J'ai l'air de me lancer à pleines voiles dans le défilé d'un paradoxe, comme une barque de Lussino dans les étroits passages du Carnero. Je me hâte donc de m'expliquer.

L'homme est ainsi fait qu'il ne jouit pas longtemps sans trouble de la position à laquelle il a le plus aspiré. Ou il y sent poindre comme une épine une sollicitude imprévue, ou il est exposé par le calme de son bienêtre à s'engourdir dans l'habitude. Pour nos pauvres incomplètes organisations, l'habitude la plus estimable peut devenir un écueil. Par l'habitude de le regarder matin et soir, le pays le plus beau peut se décolorer à nos yeux; par l'habitude de rester trop assidûment près d'elle, la femme dont on a contemplé avec admira

tion les charmes peut perdre graduellement son prestige. Le marin, par quelques mois, par quelques années de séparation, échappe à cet écueil. Après les privations qu'il a subies sur son navire, l'étroite cabine, l'eau saumâtre, la viande salée, qu'il est doux pour lui de retrouver la maison natale avec ses soins affectueux ! Après les longs regrets qu'une femme aimée jette dans le cœur par son dernier sourire, par son dernier regard, quel bonheur de la revoir dans la splendeur de la joie briller comme une étoile au bord de la plage, ou apparaître au seuil de sa porte comme l'ange du foyer! Quels charmants récits à lui faire des lieux lointains qu'on a parcourus, des vicissitudes par lesquelles on a passé, et quels récits à entendre de ces heures solitaires résignées, puis des enfants qui ont grandi et des améliorations qu'elle a faites dans l'arrangement de la maison !

Après ces longues narrations, souvent interrompues et souvent répétées, comme ils s'applaudissent de leur destin les deux époux qui reconnaissent qu'à distance, chacun d'eux a fait son devoir, et avec quelle confiance ils resserrent les liens qui les unissaient!

Aux mariages les mieux assortis on n'assigne qu'une lune de miel qui souvent finit hien vite pour ne plus se renouveler. Les marins ont autant de joies printanières, autant de lunes de miel qu'ils reviennent de fois au giron de la famille après une heureuse traversée.

Pour qu'il en soit ainsi, il faut, il est vrai, supposer des natures vertueuses, et la ville où j'essaye de tracer cette esquisse est une ville vertueuse. Nulle part je n'en vis une si paisible. On n'y entend ni bruit ni rumeur ; les femmes, qui forment une grande partie de sa population, y vivent entièrement comme des veuves. Le soir, vers les huit heures, toutes les portes sont closes, les

« PreviousContinue »