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TROISIÈME SÉANCE

Jeudi 24 septembre 1903, à 9 heures du matin,

à l'Hôtel des Sociétés savantes.

Présidence de M. Emile Arnaud.

Sur la proposition du Bureau, M. Th. Ruyssen, président de l'Association de la Paix par le Droit, est nommé 3o secrétaire du Congrès. M. Arnaud. Un grand journal de Paris, sur une information incomplète et par conséquent inexacte, a adressé à nos collègues de nationalité allemande un reproche qu'ils n'ont, à aucun égard, mérité. Nous avons la conviction que le publiciste, d'ailleurs sympathique à nos idées, qui a formulé ce reproche, sera heureux d'apprendre qu'il a été mal renseigné, et qu'il voudra bien, avec tout le Congrès, rendre hommage au tact parfait et à la grande courtoisie dont ont fait preuve nos collègues et nos amis de la délégation allemande. (Applaudissements.)

Je suis heureux d'avoir, à mes côtés, comme vice-président du Congrès, le lutteur énergique et l'éminent ami de la justice, M. le Dr Adolf Richter, et je ne puis que souhaiter, conformément aux vœux votés ce matin par le Congrès, que par les progrès de l'idée de Droit dans tous les pays, les amis de la Paix trouvent, à l'avenir, le moyen d'effectuer le rapprochement franco-allemand nécessaire au progrès et au bien-être de l'humanité. (Triple salve d'applaudissements.)

M. le Dr Richter remercie M. le Président pour cette loyale déclaration. Il fera, de son côté, tout ce qu'il ponrra pour accélérer l'avènement d'une ère de bonne entente entre les deux nations. (Applaudissements.)

Ordre du jour:

1° Transvaal et Elat libre d'Orange.

2° Macédoine.

3o Imprévu.

1. Transvaal et Etat libre d'Orange.

M. Hodgson Pratt:

‚Au dernier moment, je me suis aperçu que, dans le rapport, on a parlé de l'affreuse guerre du Transvaal, mais sans flétrir l'annexion du Transvaal et de l'Etat libre d'Orange. Cette annexion a eu lieu sans protestation de la part des Puissances, et dans le rapport sur les questions d'actualité internationale on ne trouve aucune déclaration constatant que cette annexion était tout à fait contraire aux principes fondamentaux de la justice internationale.

Il est à regretter, à tous les points de vue, que les nations européennes, après la conférence de La Haye, n'aient pas eu le courage de dire ouvertement que cette annexion était contraire à tous les principes qui avaient été proclamés, non seulement à La Haye, mais par tous les jurisconsultes du monde.

J'avais l'idée de faire un recueil spécial des opinions des jurisconsultes sur cette question d'annexion, mais je crois que c'était le devoir des nations représentées à La Haye, et que les Puissances ne pouvaient pas, ne devaient pas accepter cette annexion. C'est un malheur énorme, parce que toute annexion de ce genre, consommée par une des grandes Puissances du monde, peut être citée comme un précédent d'annexion future. C'est le devoir élémentaire de ce Congrès d'avoir le courage que les Puissances n'ont pas eu et de flétrir cet acte injuste d'annexer deux républiques respectées et honorées, qui ont été effacées du monde. C'est un crime contre l'humanité entière, de supprimer des nationalités, parce que chacune a des droits spéciaux, sa tâche spéciale."

La résolution que nous vous proposons est ainsi conçue:

„En ce qui concerne l'annexion du Transvaal par la Grande-Bretagne, le Congrès estime que c'est pour lui un devoir impératif de rappeler que toute annexion violente est contraire aux principes fondamentaux de la justice internationale.

„Le XII Congrès décide qu'une copie de cette résolution sera adressée aux ministres des Affaires étrangères de chaque nation civilisée."

Cette proposition, appuyée par M. de St-Georges d'Armstrong, est adoptée à l'unanimité.

2. Macédoine.

M. A. Jouet, rapporteur de la Commission A:

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,Chacun de vous a déjà compris que le Congrès de la Paix faillirait à un devoir et décevrait profondément l'opinion publique si, en face des faits qui se passent en Macédoine, sa voix ne s'élevait aussitôt nette, claire et pressante.

Vous connaissez le tableau de cette malheureuse province. Comme pour l'Arménie, il y a longtemps que des promesses lui ont été faites. En 1878, lors du traité de Berlin, lorsque l'Europe commit la faute de défaire l'œuvre de SanStefano, c'est-à-dire de replacer sous le joug turc des provinces qui en avaient été arrachées, on accorda aux chrétiens cette seule consolation de leur promettre solennellement que des réformes seraient faites et qu'ils auraient le droit de vaquer librement à leurs affaires. C'était l'article 23 du Traité de Berlin.

Des réformes! Il y a un quart de siècle que ces paroles ont été prononcées, et les chrétiens n'ont vu que se continuer le droit au massacre individuel et collectif. Toutes les patiences se lassent, et le jour est venu où ces montagnards, ces paysans, ont compris que leur confiance en l'Europe était excessive et qu'ils n'avaient plus à compter que sur eux. Ils se sont décidés à engager une lutte inégale devant une Europe parjure, mais indifférente.

Ce n'est pas qu'au printemps dernier on n'ait essayé de calmer les Macédoniens; on leur avait affirmé qu'un inspecteur général allait être délégué par le Sultan. C'était Hilmi Pacha. Il devait faire cesser les troubles et les massacres. Son intervention n'a été que marquée par un fait: l'arrivée des Bachi-Bouzouks, qui ont continué les atrocités.

La lutte a repris, désespérée.

Je n'en retracerai pas les péripéties.

Il y a pourtant quelques faits qui mériteraient de retenir notre attention. Le sac de Kruschevo est l'épisode le plus caractéristique que nous connaissions. Cette ville était occupée par un parti d'insurgés, qui se replièrent dans la montagne, lorsque les bataillons turcs arrivèrent. Pas la moindre résistance ne fut faite. Aussitôt les Turcs entrés, l'œuvre de destruction commença systématiquement; tous les bâtiments, les églises, les écoles, tout ce qui était communal, fut pétrolé, incendié et détruit. J'ai les chiffres du « Temps >. 160 maisons environ furent détruites, 275 magasins saccagés.

Après le tour des immeubles vint celui des habitants. 300 Bulgares et 60 Grecs fusillés. Des femmes violées, des gens dépouillés de tout. On ne les compte pas. Voilà ce qui s'est produit à Kruschevo, et ce qui se reproduit tous les jours; partout l'incendie, partout le pillage, partout le massacre.

Que fait l'Europe pendant ce temps? La réponse tient en un mot: Rien! Au début de l'année, elle a abdiqué entre les mains de l'Autriche et de la Russie, jugées plus intéressées parce qu'elles sont voisines. Pourquoi plus intéressés, sinon parce qu'elles espèrent une part du butin? Mais il se trouve que ni l'Autriche, ni la Russie ne jugent actuellement le moment opportun pour mordre au gâteau turc. La Russie est fort absorbée en Asie; quant à l'Autriche, elle est brisée en deux et son empereur est très occupé à en recoller les morceaux; cette besogne l'absorbe tout entier.

Les Macédoniens attendront; on s'occupera d'eux plus tard. Eh bien, Messieurs, je crois que nous avons le droit de dire en votre nom à tous: Il faut que cela cesse et que cela cesse demain! L'humanité a assez attendu!

Au surplus, la tâche est-elle donc si difficile, et que faudrait-il faire pour arrêter ces flots de sang? Faudrait-il débarquer 200,000 hommes en Turquie? Non! Si l'Europe veut être unie, elle n'a qu'à faire entendre sa voix, et le Sultan Rouge sera trop heureux de s'incliner et de s'en tirer à si bon compte.

Il suffit que les Puissances, mises d'accord, envoient une note collective suivie au besoin de moyens coercitifs, pour que les massacres cessent en Macédoine. Si les escadres, embossées à la Corne d'or, menaçaient de leurs canons Yildiz-Kiosk et tenaient sous cette menace l'hôte de ce palais, il n'aurait pas de moyens de résister. Et qu'on ne nous dise pas il y a là une question de principe qu'il nous est interdit d'envisager, même éventuellement, l'emploi de moyens militaires. Il n'y a au contraire qu'un moyen de réhabiliter la force, c'est d'en faire la protectrice des opprimés, le gardien et le sauveur des gens qu'on assassine.

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Ce dernier emploi est encore réservé aux forces européennes. Au surplus, les canons n'auraient pas à parler, et les faits le démontrent mieux que le raisonnement. Il y a des précédents. Une situation analogue à celle qui nous occupe s'est produite en Crète. Là aussi les Turcs pillaient, volaient, assassinaient. Or un jour est venu où l'Europe a trouvé que c'était assez, que les meurtres, pillages et incendies avaient dépassé la mesure. Et ce jour-là l'Europe a parlé, en envoyant là-bas quelques cuirassés. Ce geste a suffi; les soldats turcs qui massacraient se sont rembarqués et la Crète, administrée désormais par un gouverneur chrétien, a vu l'ordre renaître et la prospérité

commencer.

Pourquoi cela ne se passerait-il pas en Macédoine?

Il faut en tout cas l'essayer, et devant l'inertie des Puissances nous avons, nous, un rôle à jouer. Il est temps que nous montrions à la Presse qui nous écoute, à l'opinion qui nous surveille, que les pacifistes sont autre chose que des parlotteurs timorés. Notre mission est plus haute. Nous sommes ici la conscience universelle, que la lâcheté des gouvernements fait taire au dehors. Dans ce silence universel qui fait de la Macédoine un champ de cadavres, c'est à nous à crier aux gouvernements le mal et le remède. Il est possible que nous ne soyons pas suivis par ceux qui ont en mains l'initiative et l'action, mais nous n'en aurons pas moins rempli notre devoir, et nous aurons préparé ainsi l'un de ces courants qui dissipent toutes les hésitations et viennent à bout de toutes les résistances.

Je n'ai plus qu'à vous lire le texte que la Commission A vous propose de voter:

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<< Le XIIe Congrès de la Paix, considérant la gravité croissante des évènements de Macédoine et le danger qu'ils font courir à la Paix générale; considérant que les Puissances européennes, dans l'article 23 du traité de Berlin, se sont engagées solidairement à obtenir du gouvernement turc, dans ses provinces européennes de population mixte, les réformes nécessaires; considérant qu'il est de leur devoir impérieux d'arrêter l'effusion du sang;

<< Adresse un pressant appel aux nations civilisées et spécialement aux Puissances signataires du traité de Berlin, pour qu'elles mettent sans retard un terme à l'extermination, par une action commune analogue à celle qui se produisit en Crète. »“

La discussion est ouverte sur cette proposition.

M. Novicow:

,,En ma qualité de Russe et de voisin de la Macédoine, permettez-moi de prendre la parole pour mettre en évidence une erreur très grave que l'on commet quand il s'agit d'intervenir en Turquie pour arrêter les massacres. On dit qu'une intervention serait plus dangereuse que ces massacres eux-mêmes parce qu'elle pourrait amener une guerre européenne. Rien n'est plus faux. L'Autriche et la Russie ont conclu une convention par laquelle elles s'engagent à maintenir le statu quo dans la Turquie d'Europe. Si les Autrichiens ne veulent pas aller à Salonique et les Russes à Constantinople, on ne voit pas pourquoi une guerre européenne éclaterait parce qu'on mettrait un terme aux horreurs commises en Macédoine.

Je dois dire maintenant que les massacres des Chrétiens de Turquie viennent aussi parfois des défiances que les Etats européens nourrissent les uns à l'égard des autres.

On sait que la politique de la Russie est fort peu tendre pour les Arméniens. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg craint qu'une Arménie indépendante, établie dans les limites de l'empire ottoman, ne soit un centre d'attraction pour les provinces arméniennes qui sont englobées dans l'empire des Tsars. Cependant lorsque les massacres de l'Arménie (qui ont été bien plus épouvantables que ceux de la Macédoine) ont commencé, la Russie serait peutêtre intervenue. Mais elle craignait les défiances des autres nations. En effet, tous sont persuadés que si les Russes entrent jamais en Arménie ils n'en sortiront plus. C'est pour cela que le Gouvernement russe pouvait craindre qu'une entrée de ses troupes en Arménie eût pour effet de déchaîner la guerre européenne. Il est donc resté impassible contemplateur des plus horribles tueries, Mais quand le Gouvernement russe n'a pas la crainte des complications internationales, il peut quelque fois agir avec humanité. Je vous en donnerai un exemple. En 1866 une révolte terrible éclata dans une province chinoise appellée la Dzoungarie. Pour la dompter, les Chinois commencèrent des massacres sur une échelle immense. La Russie ne les toléra pas. Elle envoya ses troupes, occupa la province révoltée et mit fin aux tueries. Puis, quand l'ordre fut rétabli, quelques années plus tard, la province fut restituée à la Chine.

Sans la crainte de l'Europe, le Gouvernement russe aurait peut-être fait de même en Arménie en 1896.

Car il ne faut pas oublier que la diplomatie européenne n'est guère sympathique aux populations de l'Europe orientale. Tous les cabinets préféreront sans doute laisser massacrer cent mille malheureux Arméniens plutôt que de courir le danger de voir la Russie s'accroître d'une nouvelle province.

Qui ne se souvient encore des évènements de 1878? A cette époque la Russie, après d'immenses sacrifices d'hommes et d'argent, avait enfin délivré tous les Bulgares. Mais l'Europe intervint! Elle replaça la moitié de cette malheureuse nation sous le joug des Osmanlis. Et on disait alors que par cette combinaison néfaste, dont vous voyez maintenant les résultats, on avait sauvé P'Europe! Je me souviens encore de l'indignation violente que j'ai ressentie en lisant dans le « Temps » de Paris un article exprimant cette idée.

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