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Réception à l'Hôtel des Sociétés savantes

par la Ligue rouennaise de la Paix

le mercredi 23 septembre 1903, à 8 heures du soir.

La série des discours est ouverte par M. Spalikowski dans les termes suivants:

,,Chers Collègues,

Je ne me dissimule pas que c'est un grand honneur, pour une société aussi jeune que la «Ligue Rouennaise de la Paix », d'avoir été choisie pour recevoir les délégués du monde entier. Nous ne pouvons, en effet, nous glorifier d'un long passé: nous sommes nés bien après les croisades pacifiques où nos frères aînés avaient engagé les premières grandes batailles. Il est vrai que, depuis trois ans que nous vivons, nous n'avons cessé d'agir et de lutter par les conférences, les distributions de brochures, la propagande électorale et les polémiques dans les journaux.

Nos chefs vénérés ont, sans doute, tenu compte de ces efforts, et c'est pour les encourager qu'ils ont désiré que nos amis d'Europe vînssent se rassembler dans nos murs.

Soyez les bienvenus, chers collègues, et recevez nos plus sincères remerciements. Ici, nos ligueurs n'ont surtout trouvé d'appui qu'auprès des intellectuels on nous a même reproché d'être une société aristocratique.

--

Hélas! ce reproche est très injuste. Nous sommes les premiers à déplorer que l'ouvrier ne veuille pas comprendre la nécessité de la Paix. Il est vrai que, pour lui, la caserne ne le change guère de son état de misère. D'une enquête que j'ai faite auprès d'un certain nombre de prolétaires, il résulte que la plupart considèrent le temps passé sous les drapeaux comme une trêve à leurs occupations quotidiennes et comme une période pendant laquelle ils peuvent se livrer aux plaisirs néfastes que procurent l'oisiveté et la vie dans les grands centres.

Ceci montre surabondamment combien l'état mental de l'artisan est déplorable; il désire le régiment pour s'y amuser, et si ses chefs l'ennuient, il devient antimilitariste par rancune, mais l'idée ne lui viendra pas de regarder, au delà des murs de la caserne, l'humanité qui souffre de la loi inexorable du service pour tous. Aussi, est-ce une indication pour nous de pourvoir à l'éducation pacifique dès le premier âge, telle que l'ont conseillée d'ailleurs plusieurs de nos amis.

Nous voudrions que des conférences soient faites de temps en temps aux enfants des écoles primaires réunis dans un même local, sur la barbarie de la guerre. Nous voudrions que les sociétés de gymnastique modifient leur pro

gramme d'exercices, délaissant le côté militariste pour donner plus d'importance aux exercices d'assouplissement et aux marches qui mettent en jeu tous les muscles du corps. Ces « desiderata » sont ceux des gens dont la culture intellectuelle dépasse la moyenne, mais les ouvriers ne le comprennent pas, et voilà pourquoi nous sommes une ligue dite << aristocratique ». Et pourtant, nous rêvions mieux; nous espérions que le peuple s'apercevrait que ceux qui travaillent à diminuer ses souffrances physiques et morales sont ses véritables amis, qu'il laisserait s'ouvrir son cœur aux sentiments généreux et que les fils de ceux qui renversèrent la Bastille sauraient aussi démolir l'édifice vermoulu où s'abritent les préjugés anciens.

Nous nous sommes trompés; nous ne sommes pas découragés pour cela. Il faut que notre activité se porte sur de nouveaux points; nous ne faillirons pas. Votre exemple nous donnera au contraire l'énergie nécessaire.

En vous recevant, la «Ligue Rouennaise de la Paix » a voulu se retremper au contact des vieux lutteurs qui connaissent depuis longtemps les difficultés de la tâche et qui sourient sans doute de nos juvéniles frayeurs.

Avant de nous disperser sur le vaste champ du monde, nous choquerons nos verres et nous connaîtrons les affectueux épanchements de frères qui se réunissent et s'excitent avant de courir à de nouvelles victoires.

A nos chers amis pacifiques, au nom de la «<Ligue Rouennaise de la Paix », je dis: Honneur et salut!"

M. Frédéric Passy, invité à prendre la parole, s'est exprimé comme suit:

,,Messieurs!

C'est par ordre que je prends la parole. M. le Président m'a nommé, et il me dit que je suis obligé de lui répondre. Je lui répondrai très simplement et très brièvement en le remerciant et en remerciant tous ses collègues du Comité Rouennais de ce qu'ils ont fait pour nous recevoir, du bon accueil que nous rencontrons tous les jours, et en leur disant qu'ils ont tort de paraître craindre que leurs efforts ne soient pas suffisamment récompensés. Vous aurez du mal, des épreuves à subir, vous serez mal jugés, mal appréciés, peut-être calomniés ou injuriés. Mais soyez tranquilles; au point où en est arrivée la propagande pacifique, l'avenir nous appartient. Si vous n'avez pas peur des obstacles semés sur votre route, soyez sûrs qu'avant bien longtemps vous aurez triomphé des difficultés auxquelles vous faisiez allusion; soyez sûrs que ces défiances, qui s'emparent encore trop de certaines parties de la société et s'emparent aussi de ceux qui sur tel ou tel point de politique, de religion, de croyance ou d'incroyance se considèrent comme des adversaires, tandis qu'ils ne sont que des hommes de bonne volonté réunis sur tel ou tel ou point essentiel: le bien être de l'humanité, ces défiances, dis-je, disparaîtront. Ils peuvent différer sur les moyens d'atteindre le but, mais ils s'apercevront qu'à côté de ce qui les divise il y a ce qui les réunit: l'amour du bien, c'est le but à poursuivre. Et, pour faire allusion à ce qui a terminé notre séance de ce soir, je me disais en vous quittant il y a deux heures qu'il se fait de par le monde beaucoup plus de bien que nous ne le croyons, qu'il y a une infinité de bonnes œuvres faites par de braves gens que nous ne connaissons pas, que nous

jugeons ma! sur les apparences, et qui en réalité travaillent pour nous, avec nous. Je pensais qu'il faut réunir toutes ces bonnes volontés, qu'il faut faire abstraction de certaines idées, de ce qui peut nous séparer et nous mettre en face les uns des autres, et choquer nos verres en l'honneur de toutes les causes pour lesquelles nous sommes réunis: la cause du progrès de l'humanité, de la Paix, du bien-être général, du progrès de la société universelle, des nations, et je souhaite que nous commencions par celle à laquelle nous appartenons en lui faisant tenir le premier rang.

A l'union pour le progrès, pour la justice et pour la liberté!"

M. Arnaud, président du Congrès:

,,Messieurs!

La Ligue Rouennaise de la Paix, par l'organe de son Président, vous a dit qu'elle avait inauguré un système de propagande qui consistait à faire faire par les intelligences de cette ville et par les amis de la Paix un très grand nombre de conférences. Je ne crois pas qu'une de nos sociétés ait organisé un plus grand nombre de conférences que la Ligue Rouennaise de la Paix, et quand M. Spalikowski dit que son action ne s'est pas exercée sur la partie qui n'est pas considérée comme la partie bourgeoise de la population, il fait une petite erreur. Si cette partie de la population n'est pas entrée dans la société, elle n'a pas moins écouté les enseignements de la Ligue Rouennaise de la Paix, et ce qui le prouve, c'est la réception qui vous est offerte à la Bourse du Travail, où vous pourrez dire au peuple ce que vous avez à lui dire et à lui faire comprendre. Il n'est pas possible que ceux que nous pouvons considérer comme les déshérités de la vie et qui sont appelés à être les plus heureux dans l'existence ne comprennent pas que c'est par l'organisation de la Paix qu'on arrivera aux réformes les plus indispensables, que c'est par la suppression du budget de la guerre qu'on arrivera à augmenter les budgets producteurs. Alors le peuple marchera derrière vous et vous conduira au succès.

Messieurs les Délégués étrangers! Puisque la parole m'est donnée ici, permettez-moi, au nom de nos collègues de la Délégation permanente des Sociétés françaises de la Paix, de vous remercier de toutes les excellentes paroles que vous avez prononcées hier en l'honneur de ce pays de France qui vous recevait. Vous avez apporté des félicitations en très grand nombre, vous avez dit que là s'étaient accomplis les plus grands progrès au point de vue de l'évolution pacifique. Vous nous avez fait grand honneur en montrant qu'il était glorieux pour un grand pays comme la France de prendre l'initiative pacifique. Il ne faut pas que vous nous laissiez à cet état d'avance. Il faut que vous arriviez à un résultat analogue et que vous puissiez nous dire, l'année prochaine, que vos pays sont aussi proches que le nôtre d'arriver à la conclusion de traités d'arbitrage permanent. C'est le premier pas qui nous conduira vers la Paix, la justice à laquelle M. Passy a bu.

Nous vous demanderons de faire que, par vos efforts dans chacun de vos pays, le sentiment populaire, qui est très clair et qui se manifestera quand vous voudrez, amène vos gouvernements à dire ce qu'a dit le gouvernement autrichien à la Conférence interparlementaire, ce qu'a dit le gouvernement français, c'est

à-dire que leur concours est acquis à l'œuvre pacifiste, à l'établissement de l'ordre juridique international, à l'organisation de la Paix.

Je bois à cette organisation de la Paix!“

M. Giretti, de Torre Pellice:

,,Messieurs!

Je ne dirai qu'un mot ce soir.

Permettez-moi d'insister sur l'importance très grande et très réelle de ces réunions intimes. C'est ainsi que nous apprenons le plus à nous connaître et à nous aimer. C'est ainsi que nous comprenons combien sont stupides les préjugés qui ont séparé les peuples et qui les séparent encore.

Permettez-moi d'exprimer le vœu qui est le vœu de tous, c'est de voir le jour où, comme disait Bastiat, il y aura la libre et fraternelle communication de tous les peuples, de tous les pays!

Je suis quelque peu économiste aussi: je suis sûr que le jour viendra où toutes les frontières disparaîtront, où il n'y aura plus ni soldats, ni douaniers. Ce jour-là viendra où tous les Etats ne seront plus que des parties d'une confédération, où les noms de provinces ne seront plus que ceux des divisions d'une même organisation scientifique.

Je ne puis pas oublier que, dans l'organisation actuelle des Etats, j'ai un privilège, c'est celui d'apporter, au nom de l'Italie, les remerciements les plus cordiaux de tous mes concitoyens pour l'hospitalité généreuse que vous, nos amis les Français, nous avez donnée.

C'est dans ce sentiment que je porte la santé de vous tous, de vos familles, de cette France belle et généreuse, dont la démocratie est la fille. La démocratie est unie à vous dans une œuvre de Paix et de fraternité universelle."

M. Spalikowski. Nos collègues dames m'ont chargé de présenter à leurs sœurs leurs meilleurs souhaits et leurs meilleures salutations. J'y joins les miens avec le plaisir que vous pensez.

M. J. Novicow:

,,Permettez à un délégué étranger de dire aussi quelques mots.

M. Giretti vient de remercier la France, mais je ferai respectueusement observer que la Normandie n'était pas la France autrefois. C'était même un pays très hostile à la France. Ce pays, qui a été le pays de Rollon et de Robert le Diable, a été l'ennemi acharné de la patrie dont il faisait partie. Aujourd'hui les haines sont éteintes.

En me promenant dans cette ville de Rouen, j'ai toujours été frappé par la mémoire de Jeanne d'Arc. Permettez-moi de réunir dans mon toast le souvenir de l'acte le plus odieux que l'histoire ait enregistré et la condamnation des horreurs qui se commettent de nos jours et dont M. Quillard nous a entretenus. C'est un enseignement!

La justice est immuable, et, de même que la France a été sauvée par une femme, je dis que la fédération de l'Europe sera sauvée par les femmes qui veulent bien s'associer à notre œuvre.

Je joins dans un toast la Normandie, la France et les femmes de France qui travaillent pour la Paix.“

Mme Séverine:

,,Mesdames, Messieurs,

C'est un très-mauvais tour que l'on me joue, en me donnant la parole: toutes les idées de circonstance ont été émises éloquemment, et, pour une pauvre femme, il ne resterait pas grand'chose à énoncer si ce pays de Normandie n'était le pays de la pomme et si la pomme, par nous, n'était en train de se réhabiliter tout-à-fait.

Elle eut, jadis, mauvaise réputation. Nous la voyons d'abord aux origines du monde, instrument de tentation qu'Eve, après l'avoir grignoté, tend à Adam, qui n'en peut mais!

Dans la mythologie, nous la retrouvons aux mains du berger Pâris, chargé de la décerner à la plus belle des trois déesses . . . Vénus l'emporte, et les autres se vengent. Pour la deuxième fois, la pomme a été néfaste.

Elle inaugure un rôle meilleur sur la tête du fils de Guillaume Tell, et je suis heureux de le constater pour faire plaisir à notre ami Ducommun. La voici fruit de liberté, et la flèche qui l'emporte jette bas le chapeau, des tyrans.

Aujourd'hui, non seulement elle nous régale de son cidre, mais elle va devenir la pomme de concorde aux mains de cette belle province: un symbole d'union, un gage de Paix!

Je bois à la Normandie et à la pomme, fruit de l'arbre de la science de la science du Bien!

Mais comment, fût-ce dans nos fêtes, échapper aux sérieuses hantises? Novikow a parlé de Jeanne d'Arc: je voudrais évoquer l'enseignement de son bûcher.

Hier, pour l'étude de l'alcoolisme, je voulus battre les quartiers populaires; ensuite je fus au Vieux-Marché . . . et là j'ai songé que la beauté supérieure de notre œuvre est de s'élever contre l'injustice.

...

Si l'on ne brûle plus les gens, on leur fait encore, néanmoins, un sort trèsnéfaste. J'ai pensé aux efforts des ouvriers pour affranchir leur classe, à tous les bûchers que nous avons à détruire!

Il n'est point de Paix sans la liberté. Ne devons-nous pas défendre tous ceux qui sont opprimés, sans différence ni de race, ni de confession, ni de philosophie? Tous les hommes sont frères, et c'est notre action pacifique qui éteindra les brasiers de haine et de perdition!

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