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regretter que la tête d'airain de frère Bacon n'ait pas été conservée, et qu'elle ne puisse pas dire son secret à l'oreille attentive de lord Palmerston? Que d'alarmes et d'argent épargnés à l'amirauté anglaise ! que de soucis de moins pour M. Gladstone! Aussi bien il s'en faut que tout soit à rejeter dans ces traditions bizarres où le sentiment national conspire avec les fantaisies de la légende pour travestir un homme de génie en sorcier. Roger Bacon était Anglais de génie et de cœur, comme il l'était de naissance. Sa grande idée, celle qui recommande son nom et le rapproche de l'illustre chancelier, son compatriote et son homonyme, cette idée est profondément britannique : c'est l'idée du génie de l'homme asservissant la nature à ses volontés, c'est la prise de possession de l'univers par l'industrie.

Comment se fait-il que l'Angleterre, si renommée par le culte pieux qu'elle rend à ses grands hommes, ait si longtemps laissé dormir dans l'oubli les pensées et les écrits de Roger Bacon, et livré au caprice de la tradition populaire la mémoire d'un de ses plus illustres enfants? Je n'ose pas dire, avec M. de Humboldt, que Roger Bacon soit la plus grande apparition du moyen âge '; mais à coup sûr il est digne de prendre place, au siècle de saint Louis, à côté de saint Thomas, de saint Bonaventure et d'Albert le Grand. Deux moines ses compatriotes, Duns Scot et Okkam, ont leur monument; seul, le plus grand moine de l'Angleterre attend encore l'achèvement du sien.

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Il faut aller du treizième siècle jusqu'au dix-huitième pour rencontrer un travail sérieux consacré à Roger Bacon. En 1733, le docteur Samuel Jebb, habile et savant homme, sur les instances de Richard Mead, médecin de la cour, publia la première édition de l'Opus majus. C'est un beau travail, bien qu'il pèche à la fois par excès et par défaut, puisqu'il insère dans l'Opus majus des chapitres qui n'en font point partie, et supprime, on ne sait par quelle méprise, tout un livre de la plus grande importance, le livre septième, qui contenait la morale. Voilà tout ce que l'Angleterre jusqu'à ces derniers temps a fait pour Roger Bacon; c'est à un Français, à un de nos compatriotes, érudit passionné autant qu'éminent philosophe, qu'elle a laissé le soin et l'honneur de reprendre les travaux de Samuel Jebb, et de susciter en faveur de l'illustre franciscain d'Oxford un mouvement de recherches qui ne s'arrêtera plus, s'il plaît à Dieu, jusqu'au jour où justice entière sera faite et où Roger Bacon aura retrouvé le rang qu'il mérite dans l'histoire de l'esprit humain. En 1848, M. Cousin, tout occupé de ses travaux sur la philosophie du moyen âge, découvrit dans la bibliothèque de Douai un manuscrit inédit de Roger Bacon. Cette grande mémoire l'intéressa. « Nous ne pouvions oublier, dit-il, cet ingénieux et infortuné franciscain qui, à la fin du treizième siècle, comprit la haute utilité des langues, enrichit l'optique d'une foule d'observations et même d'expériences importantes, signala le vice du calendrier julien et prépara la réforme grégorienne, inventa la poudre à canon ou du moins la renouvela, qui enfin,

pour avoir été plus éclairé que son siècle dans les sciences physiques, en reçut le nom de doctor mirabilis, passa pour sorcier et subit la longue et absurde persécution qui a consacré sa mémoire auprès de la postérité. Nous attachions d'autant plus de prix à retrouver quelque ouvrage inédit de Roger Bacon qu'un examen attentif nous a laissé la conviction que, si par sa naissance Roger Bacon appartient à l'Angleterre, c'est en France et à Paris qu'il acheva ses études, prit le bonnet de docteur, enseigna, fit ses expériences et ses découvertes, et à deux époques différentes fut condamné à une réclusion plus ou moins juste par le général de son ordre, Jérôme d'Ascoli, dans ce fameux couvent des franciscains ou des cordeliers qui occupait le terrain actuel de l'École de médecine 1. »

Plein de ces grands souvenirs, M. Victor Cousin s'appliqua à l'étude du manuscrit de Douai, et ne tarda pas à y reconnaître, sous un titre inexact et au milieu d'autres documents, un ouvrage capital de Roger Bacon, l'Opus tertium. On savait qu'après avoir envoyé au Pape Clément IV, son protecteur, l'Opus majus, Roger Bacon avait écrit, sous le nom d'Opus minus, un second ouvrage qui devait être tout ensemble l'abrégé et le complément du premier; mais ce qu'on savait moins, ce qu'on avait perdu de vue depuis Samuel Jebb, c'est que Roger Bacon avait fait un troisième et suprême effort pour réunir dans une sorte d'encyclopédie l'ensemble de ses pensées et de ses découvertes. Ce dernier

1 Journal des Savants, mars 1848.

mot de son génie, c'est l'Opus tertium. M. Cousin a le mérite de l'avoir fait connaître pour la première fois et d'en avoir mis en lumière les côtés les plus intéressants. Ce n'est pas tout depuis 1848, M. Cousin a rendu un nouveau service à la mémoire de Roger Bacon en découvrant dans la bibliothèque d'Amiens un manuscrit qui contient une sorte de commentaire de Roger Bacon sur la physique et la métaphysique d'Aristote. Ce manuscrit a de l'importance. On y voit Roger Bacon aux prises avec les grands problèmes de la métaphysique. Or c'est là un côté de son génie resté jusqu'à ce jour complétement inconnu. Aussi M. Cousin, arrivé au terme de ses recherches sur les manuscrits inédits de Roger Bacon, adressait-il un noble appel aux savants de France et d'Angleterre. Il demandait à quelque jeune et consciencieux amateur de la philosophie du moyen âge de s'enfoncer dans l'étude du manuscrit d'Amiens, lui promettant pour prix de ses peines une ample et riche moisson; il stimulait le patriotisme des savants d'Oxford et de Cambridge, et les adjurait de compléter la publication de Samuel Jebb. Ni l'Angleterre ni la France n'ont fermé l'oreille à ces pressantes réclamations. Dans le vaste recueil qui se publie par les ordres du parlement anglais 2, on a compris les œuvres de Roger Bacon.

1 Amiens s'est enrichi des livres et des manuscrits de l'antique abbaye de Corbie. Voyez Journal des Savants, août 1848.

2 Voici le titre de cette collection: Rerum Britannicarum medii ævi Scriptores, or Chronicles and memorials of Great-Britain and Ireland during the middle age, published by the autority of her Majesty's treasury, under the direction of the master of the

Tout récemment encore, un professeur de l'université de Dublin a retrouvé en partie le complément de l'Opus majus, et on nous fait espérer la publication prochaine du morceau tout entier 1. Voici enfin un savant français, M. Émile Charles, qui nous donne sur la vie, les œuvres et les doctrines de Roger Bacon une monographie complète 2. Elle est le résultat de six années de recherches et d'efforts. Rien n'a pu lasser la patience ni refroidir le zèle de ce jeune bénédictin de la philosophie. Voyages lointains et coûteux, transcriptions pénibles, déchiffrements laborieux, aucune épreuve ne l'a rebuté. Nul manuscrit connu n'a échappé à ses recherches. Il en a demandé de nouveaux à toutes les bibliothèques, à la Bodleienne, au British Museum, à la collection Sloane, au musée Ashmole, à la Bibliothèque impériale, à la Mazarine, à tous les colléges d'Oxford, à toutes les collections de Londres, de Paris, de Douai, d'Amiens. Le fruit de tant de soins, de fatigues et de veilles est un ouvrage des plus distingués que la Faculté des lettres

rolls.- La publication des écrits inédits de Roger Bacon a été confiée à M. I. S. Brewer, professeur de littérature anglaise au coliége du roi à Londres. Nous n'avons encore qu'un volume, qui a paru en 1859 et qui contient l'Opus tertium, l'Opus minus, le Compendium philosophia, et comme appendice, le traité De nullitate magiæ.

On the Opus majus of Roger Bacon, by John Kells Ingram, fellow of Trinity College, professor of English literature in the University of Dublin. Dublin 1858.

2 Roger Bacon, sa vie, ses œuvres, ses doctrines, d'après des textes inédits, par Émile Charles, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Bordeaux; 1 vol. in-8°.

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