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En vain Roger s'adressa-t-il au pape Nicolas III. Jérôme l'avait prévenu auprès du saint-père, et les cris de détresse du malheureux franciscain furent étouffés. Cette nouvelle et plus terrible épreuve, sur laquelle tout détail nous manque, dura quatorze ans. Ce ne fut qu'en 1592, après la mort de Jérôme d'Ascoli (pape depuis 1288 sous le nom de Nicolas IV), que le nouveau général de l'ordre, Raymond Galfred ou Gaufredi, rendit à Roger Bacon la liberté. L'infortuné n'était plus en état d'en abuser; il touchait à quatre-vingts ans Il s'éteignit peu de temps après à Oxford. Les haines qui l'avaient opprimé pendant sa vie s'acharnèrent sur ses écrits après sa mort. On cloua ses écrits sur des planches pour en empêcher la lecture et les laisser pourrir dans la poussière et l'humidité.

II

Il ne faut point s'attendre à trouver dans l'Opus majus, ni dans aucun autre ouvrage de Roger Bacon, un système général de philosophie. Sous ce rapport, l'analogie est frappante entre le moine d'Oxford et son grand homonyme le chancelier d'Angleterre. Lisez le De Augmentis et le Novum Organum, vous y chercheriez vainement une nouvelle métaphysique; mais vous y trouverez une méthode et des vues supérieures sur la réforme de la philosophie et la constitution de l'es

prit humain. Dans les écrits de Roger Bacon, vous ne trouverez aussi qu'une méthode et des vues générales; mais ce qui est prodigieux, c'est que le franciscain du treizième siècle préconise la même méthode et s'élève aux mêmes vues que le contemporain de Galilée et de Kepler.

Il y a pourtant une différence notable entre les deux Bacon, et elle est tout à l'avantage de Roger. Le chancelier a été sans aucun doute un grand esprit, un grand promoteur; mais on ne peut nier qu'il ne lui ait manqué un don essentiel, celui qu'ont possédé au degré le plus élevé les Descartes et les Pascal: il lui a manqué ce don d'invention qui fait pénétrer le génie de l'homme dans les mystères de la nature. Bacon de Verulam n'a rien découvert de vraiment capital. Admirable quand il décrit la vraie méthode, quand il en célèbre les avantages et en prophétise les conquêtes, on dirait qu'il perd ses ailes dès qu'il veut entrer dans la sphère des applications. Il ne cesse pas d'être ingénieux et brillant; mais inventif avec grandeur, mais véritablement fécond, il ne l'est pas.

Roger Bacon a plus de fécondité dans le génie. Ce n'est pas seulement un promoteur, c'est un inventeur. S'il n'a pas connu et décrit la méthode d'observation et d'induction avec cette netteté, cette suite, cette puissance qu'on ne peut assez admirer dans le dernier Bacon, on peut dire qu'il l'a maniée avec plus d'assiduité et de bonheur. Le génie du chancelier regarde la nature de haut; celui du franciscain vit avec elle dans un commerce intime et familier. Aussi lui a-t-elle confié quel

ques-uns de ses secrets. Si Roger Bacon était né au seizième siècle, il eût été Kepler ou Galilée. Ajoutez enfin que Roger Bacon, sans avoir une grande originalité en métaphysique, est plus métaphysicien que Bacon de Verulam, qui ne l'est pas du tout. Roger n'a pas inventé sans doute un système nouveau sur l'origine et la nature des choses; mais il a pris part aux grandes controverses métaphysiques de son temps, et là encore il a laissé des traces que l'histoire de l'esprit humain doit recueillir.

Ce qu'il y a peut-être en lui de plus extraordinaire, c'est le sentiment net et profond qu'il a eu des vices de la philosophie de son temps. Songez que nous sommes au treizième siècle. C'est l'âge d'or de la scolastique; c'est l'époque héroïque des grands docteurs, d'Alexandre de Hales, le docteur irréfragable, et de saint Thomas d'Aquin, le docteur angélique, amenant à leur suite Duns Scot, le docteur subtil, Henri de Gand, le docteur solennel. On n'en est plus à Aristote de Boèce. et aux combats un peu mesquins de la dialectique étroite du onzième siècle. L'horizon s'est élargi; tous les problèmes essentiels de la philosophie et de la théologie ont été soulevés; on vénère toujours Aristote, mais c'est l'Aristote des Arabes, non plus seulement le logicien de l'Organon, mais l'auteur du traité de l'Ame, de la Physique, de la Métaphysique et de l'Histoire des Animaux, Aristote psychologue, naturaliste, théologien. Voici saint Thomas, le maître des maîtres, qui, Aristote d'une main, la Bible de l'autre, se dispose à résumer tous les travaux de son siècle dans une encyclopédie gigantesque et à écrire pour l'instruction des âges futurs

cette immortelle Somme où tous les problèmes de la science et de la foi sont décomposés dans leurs éléments, régulièrement discutés, magistralement résolus, où la sagesse profane représentée par le Philosophe contracte un mariage qui semble indissoluble avec la science sacrée, monument unique par l'ordre, la proportion, la grandeur de l'ensemble, comme par la finesse, l'abondance et la précision des détails.

Certes, si jamais la science humaine a présenté l'image de l'éternel et du définitif, c'est au siècle de saint Thomas. Eh bien! il y avait alors sous le froc de SaintFrançois un homme, un seul, qui n'était point dupe de ces magnifiques apparences, qui, scrutant les bases de l'édifice, en discernait, en touchait du doigt les parties fragiles et caduques. Et ce même homme, ébauchant dans sa pensée prophétique le plan d'un édifice plus vaste et plus solide, payait de sa personne et abordait vigoureusement l'exécution.

Roger Bacon élève contre la philosophie scolastique trois accusations capitales: il lui reproche d'abord sa crédulité aveugle pour l'autorité d'Aristote, puis son insigne ignorance de l'antiquité sacrée et de l'antiquité profane, poussée à tel point que son Aristote même est un Aristote controuvé; enfin, et c'est là son grief radical, il l'accuse de se mouvoir dans un cercle d'abstractions, de rester étrangère au sentiment de la réalité et à la contemplation de la nature, par suite d'être artificielle, subtile, disputeuse, pédantesque, et d'enfermer l'esprit humain dans l'école, loin de la nature et des œuvres de Dieu. C'est bien là le fond de la

polémique victorieuse que la renaissance et l'âge moderne ont dirigée contre la scolastique. Les Bruno, les Campanella, les Ramus, Bacon de Verulam lui-même, ne porteront pas un regard plus pénétrant sur les vices. de la philosophie du moyen âge. Ils lui feront le même procès. Seulement Bacon le franciscain a perdu ce procès contre son siècle pour avoir eu raison trop tôt, tandis que Bacon le chancelier l'a gagné, non pour avoir mieux .plaidé, mais pour avoir trouvé des juges meilleurs.

Rien n'égale la véhémence de Roger Bacon, quand il proteste contre le joug d'Aristote. Quoi de plus arbitraire, dit Roger, que de déclarer un certain jour que tel philosophe est infaillible? « Il y a un demi-siècle à peine, Aristote était suspect d'impiété et proscrit des écoles. Le voilà aujourd'hui érigé en maître souverain! Quel est son titre? Il est savant, dit-on; soit, mais il n'a pas tout su. Il a fait ce qui était possible pour son temps, mais il n'est pas parvenu au terme de la sagesse. Avicenne a commis de graves erreurs, et Averrhoès prête à la critique sur plus d'un point. Les saints eux-mêmes ne sont pas infaillibles; ils se sont souvent trompés, souvent rétractés, témoin saint Augustin, saint Jérôme et Origène 1. >> <«< Mais, dit l'école, il faut respecter les anciens. >> - «Eh! sans doute, les anciens sont vénérables, et on doit se montrer reconnaissant envers eux pour nous avoir frayé la route; mais on ne doit pas oublier que ces anciens furent hommes et qu'ils se sont trompés plus d'une fois ils ont même commis

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Compendium philosophiæ, cap. 1.

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