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cent la masse bouillonnante comme ces flammes de pourpre et de rose qui voltigent au-dessus d'un creuset. Il a des yeux de peintre; involontairement et volontairement il voit les couleurs et les formes; il en a besoin; les abstractions aboutissent chez lui aux tableaux; au détour d'un raisonnement, il tombe dans un paysage. Je copie la description d'une journée et d'un bouquet; voici ce que l'imagination et la passion ont fait de la botanique : « Avez-vous senti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique à tous les êtres l'ivresse de la fécondation, qui fait qu'en bateau vous trempez vos mains dans l'onde, que vous livrez au vent votre chevelure, que vos pensées reverdissent comme les touffes forestières? Une petite herbe, la flouve odorante, est le principe de cette harmonie voilée. Aussi personne ne peut-il la garder impunément auprès de soi. Mettez dans un bouquet ses lames luisantes et rayées comme une robe à filets blancs et verts, d'inépuisables exhalaisons remueront au fond de votre cœur les roses en bouton que la pudeur y écrase.... Au fond du col évasé de la porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée de ces touffes blanches particulières au sédum des vignes en Touraine vague image des formes souhaitées, roulées comme celles d'une esclave soumise. De cette assise sortent des spirales de liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose, mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêne aux feuilles magnifiquement colorées et lustrées; toutes s'avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timides et suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrilles déliées, fleuries, sans cesse agitées, de l'amou

rette purpurine, qui verse à flots ses anthères presque jaunes; les pyramides neigeuses du paturin des champs et des eaux; la verte chevelure des bromes stériles; les panaches effilés de ces agrostis nommés les épis du vent: violâtres espérances dont se couronnent les premiers rêves, et qui se détachent sur le fond gris de lin où la lumière rayonne autour de ces herbes en fleur. Mais déjà plus haut quelques roses du Bengale clair-semées parmi les folles dentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabouts de la reine-des-prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blonds cheveux de la clématite en fruits, les mignons sautoirs de la croisette au blanc de lait, les corymbes des mille-feuilles, les tiges diffuses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, les vrilles de la vigne, les brins tortueux des chèvrefeuilles; enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, de plus déchiré; des flammes et de triples dards, des feuilles lancéolées, déchiquetées, des tiges tourmentées comme de vagues désirs entortillés au fond de l'âme. Du sein de ce prolixe torrent d'amour qui déborde s'élance un magnifique double pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s'ouvrir, déployant les flammèches de son incendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluie incessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l'air en reflétant le jour dans ses mille parcelles luisantes. Quelle femme enivrée par la senteur d'aphrodise cachée dans la flouve ne comprendra ce luxe d'idées soumises, cette blanche tendresse troublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l'amour qui demande un bonheur refusé dans ces luttes cent fois recommencées de la passion contenue, infatigable,

éternelle? Tout ce qu'on offre à Dieu n'était-il pas offert à l'amour dans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment ses mélodies au cœur en y caressant des voluptés cachées, des espérances inavouées, des illusions qui s'enflamment et s'éteignent comme les fils de la Vierge dans une nuit chaude? »

La poésie orientale n'a rien de plus éblouissant ni de plus magnifique; c'est un luxe et un enivrement; on nage dans un ciel de parfums et de lumière, et toutes les voluptés des jours d'été entrent dans les sens et dans le coeur, tressaillantes et bourdonnantes comme un essaim tumultueux de papillons diaprés.

Évidemment cet homme, quoi qu'on ait dit et quoi qu'il ait fait, savait sa langue; même il la savait aussi bien que personne; seulement il l'employait à sa façon.

S IV

LE MONDE DE BALZAC

Dans sa préface de la Comédie humaine, Balzac annonce le dessein d'écrire l'histoire naturelle de l'homme; son talent était d'accord avec son dessein ; de là l'espèce et les traits de ses figures: tel père, tels enfants. Quand on sait de quelle manière un artiste invente, on peut prévoir ses inventions.

Aux yeux du naturaliste, l'homme n'est point une raison indépendante, supérieure, saine par elle-même, capable d'atteindre par un seul effort la vérité et la vertu, mais une simple force, du même ordre que les autres, recevant des circonstances son degré et sa direction. Il l'aime pour elle-même; c'est pourquoi, à tous ses degrés, dans tous ses emplois, il l'aime; pourvu qu'il la voie agir, il est content. Il dissèque aussi volontiers le poulpe que l'éléphant; il décomposera aussi volontiers le portier que le ministre. Pour lui, il n'y a pas d'ordures. Il comprend et manie des forces; c'est là son plaisir, il n'en a pas d'autre ; il ne dit pas Le beau spectacle! mais : Le beau sujet ! Et les beaux sujets sont les êtres curieux, importants dans la science, capables de mettre en relief quelque type notable, quelque déformation singulière, propres à révéler des lois étendues et

nouvelles. De pureté, de grâce, il ne s'en inquiète guère; à ses yeux, un crapaud vaut un papillon; la chauve-souris l'intéresse plus que le rossignol. Si vous êtes délicat, n'ouvrez pas son livre; il vous décrira les choses telles qu'elles sont, c'est-à-dire fort laides, crûment, sans rien ménager ni embellir; s'il embellit, ce sera d'une façon étrange; comme il aime les forces naturelles et n'aime qu'elles, il donne en spectacle les difformités, les maladies et les monstruosités grandioses qu'elles produisent lorsqu'on les agrandit.

L'idéal manque au naturaliste; il manque encore plus au naturaliste Balzac. On a vu qu'il n'a point cette vive et agile imagination, par laquelle Shakspeare effleure et manie les fils déliés qui unissent les êtres; il est lourd, péniblement et obstinément enfoncé dans son fumier de science, occupé à compter toutes les fibres qu'il dissèque, avec un tel encombrement d'outils et de préparations repoussantes, que, lorsqu'il sort de sa cave et revient à la lumière, il garde l'odeur du laboratoire où il s'est enfoui. La vraie noblesse lui manque, les choses délicates lui échappent, ses mains d'anatomiste souillent les créatures pudiques, il enlaidit la laideur. Mais il triomphe quand il s'agit de peindre la bassesse; il se trouve bien dans l'ignoble, il y habite sans répugnance; il suit avec un contentement intérieur les tracasseries de ménage et les tripotages d'argent. Avec un contentement égal, il développe les exploits de la force. Il est armé de brutalité et de calcul, la réflexion l'a muni de combinaisons savantes, sa rudesse lui ôte la crainte de choquer. Personne n'est plus capable de peindre les bêtes de proie, petites ou grandes. Telle est l'enceinte où le pousse et l'enferme sa nature;

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