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intrigant du grand monde : « Votre blanchissage vous coûtera mille francs; l'amour et l'église veulent de belles nappes sur leurs autels. » Un peu après, l'ayant presque embauché dans un assassinat, il va lui prendre la main. « Rastignac retira vivement la sienne et tomba sur une chaise en pâlissant. Il croyait voir une mare de sang devant lui. Ah! nous avons encore quelques petits langes tachés de vertu, dit Vautrin à voix basse. Papa d'Oliban a trois millions, je sais sa fortune. La dot vous rendra blanc comme une robe de mariée et à vos propres yeux. » Je ne crois pas que le cynisme et la misanthropie aient jamais inventé des mots plus poignants. En voici un autre : Balthazar Claës, riche Flamand, devient chimiste, presque alchimiste, athée; sa femme, un jour, pénètre dans son laboratoire, au milieu d'une expérience dangereuse; il se jette sur elle, l'enlève comme une plume, atteint l'escalier parmi les éclats de verre brisé, et s'assied sur une marche, anéanti. << Ma chère, dit-il, je t'avais défendu de venir ici; les saints t'ont préservée de la mort. » Dans cette prostration, vous voyez que l'homme fait a disparu; les superstitions enfantines seules ont subsisté; il parle comme s'il avait douze ans. Il y a en effet plusieurs exemples de commotions cérébrales qui, supprimant la connaissance des langues apprises, ne laissaient dans le souvenir que la langue nationale; les idées superposées s'écroulent; il ne reste que les vieux fondements. Apparemment, Balzac ici ne songeait guère à ce détail de pathologie; mais l'inspiration est une divination. Vous avez vu parfois une lourde chenille aux pattes multipliées, aux dents infatigables, s'endormir et se transformer dans l'épais réseau qu'elle

s'est tissé; il en sort péniblement un papillon pesant, empêtré et nourri par les débris de sa chrysalide, et que ses ailes magnifiques et énormes emportent au plus haut de l'air. Tel est Balzac, soutenu et alourdi par la vigueur grossière de son tempérament, par l'entassement de sa science, et dont le génie ne se dégage qu'à force de patience, après mille retards, avec des imperfections visibles, par l'accumulation et le triomphe de la volonté.

§ III

STYLE DE BALZAC

I

Lorsqu'on présente Balzac à un homme de goût qui sait bien le français et qui a été nourri dans les classiques, on assiste à la petite comédie que voici :

Notre homme manie avec un peu de crainte ces seize gros volumes. Voilà bien des choses à lire, et nouvelles ; les modernes écrivent trop. La Bruyère se plaignait déjà qu'on eût tout dit; qu'est-ce que ce nouveau venu a pu trouver pour en dire si long?

Il se hasarde pourtant, avec précaution, et feuillette par essai, au hasard, quelques pages; il tombe sur ce mot : « La matérialité la plus exquise est empreinte dans toutes les habitudes flamandes. >>

Il ouvre de grands yeux, n'ayant jamais vu les empreintes de cet être rébarbatif, la matérialité. Il réfléchit un peu et se traduit tout bas la chose; cela signifie sans doute : « Les Flamands sont raffinés dans leurs habitudes de bien-être. »

Un peu effarouché, il ouvre un autre volume et lit: << Il est impossible d'échapper au dilemme matériel et social qui résulte de ce bilan de la vertu publique en fait de mariage. » Cela est rude. Peut-être M. de

Balzac eût mieux fait de dire simplement : « Les femmes mariées ne sont pas toutes honnêtes, c'est un mal, mais c'est un bien; sans cela, les hommes s'adresseraient trop bas. >>

Pour se délasser (ces traductions sont pénibles), il demande une petite peinture simple; on lui indique le curé de Tours; il y a là une vieille fille tracassière et dévote probablement M. de Balzac en parlera gaiement. Il rencontre ce début : « Nulle créature du genre féminin n'était plus capable que mademoiselle Sophie Gamard de formuler la nature élégiaque de la vieille fille. » Créature, genre féminin, nature élégiaque: suis-je au muséum d'anthropologie? Il tourne la page, ses yeux s'arrêtent sur cette jolie phrase: « Telle était la substance des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle. » Effectivement, c'est un cours de botanique : dans quel guêpier me suis-je fourré? - Il saute vingt feuillets et lit trois fois avec un étonnement croissant la dernière page : « L'égoïsme apparent des hommes qui portent une science, une nation ou des lois dans leur sein, n'est-il pas la plus noble des passions et en quelque sorte la maternité des masses? Pour enfanter des peuples neufs ou pour produire des idées nouvelles, ne doivent-ils pas unir dans leurs puissantes têtes les mamelles de la femme à la force de Dieu? »

Jamais il n'a vu d'hommes ayant des mamelles dans la tête. Il frappe la sienne; ses bras tombent, et il regarde en souriant le malheureux ami qui trouve cela beau.

Il prend haleine, et au bout d'une demi-heure se remet à la tâche. Il rencontre des « convictions immarcessibles », « les douleurs lancinantes d'un

cancer » qui ronge l'âme, « un télégraphe labial. » Il trouve que le commis voyageur est un « pyrophore humain, un prêtre incrédule qui n'en parle que mieux de ses mystères et de ses dogmes. » Il apprend, entre la vente de deux chapeaux, « qu'une nation qui a deux Chambres, qu'une femme qui prête ses deux oreilles sont également perdues, qu'Ève et son serpent forment le mythe éternel d'un fait quotidien qui a commencé, qui finira peut-être avec le monde. » Il juge que l'histoire d'un commis voyageur donne lieu à bien de belles morales; il pose en principe que M. de Balzac est un encyclopédiste pédant; s'il tolère ses grands mots, son argot scientifique, son fatras philosophique, c'est comme on supporte la pluie en novembre. Il lui reste deux choses à supporter.

Il ouvre Eugénie Grandet. Tout le monde lui a dit que c'est un chef-d'œuvre dans le genre simple; certainement la première phrase sera simple; un début l'est toujours; voyons celui-ci : « Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle des cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes et les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il en effet dans ces maisons, et le silence du cloître, et l'aridité des landes, et les ossements des ruines. » Quel début! M. de Balzac fait la grosse voix et annonce sa pièce avec la solennité empesée et formidable d'un montreur de marionnettes.

Le pauvre lecteur prend patience; il entame d'un air résigné un autre roman presque aussi célèbre, le Lis dans la vallée, un des favoris de l'auteur : « A quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des tourments subis en silence par les âmes dont les racines tendres

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