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plans. Il fonda deux revues et rédigea l'une d'elles presque seul. Il essaya trois ou quatre fois du théâtre. Il conçut vingt projets de spéculation et courut une fois en Sardaigne pour voir si les scories des mines exploitées par les Romains ne contenaient pas d'argent. Une autre fois, il crut avoir découvert une substance propre à la fabrication d'un nouveau papier et fit là-dessus des expériences. Comment payer? comment devenir riche? Excédé de tracas et de misères, il imaginait un banquier généreux, ami des lettres, qui lui disait : « Puisez dans ma caisse, acquittez-vous, soyez libre. J'ai foi en votre talent; je veux sauver un grand homme. » Il s'exaltait, finissait par croire à son rêve, et devenait le premier homme du monde académicien, député, ministre. Un instant après, retombé sur terre, il courait à son bureau ou chez le prote et abattait de l'ouvrage comme un bûcheron et comme un géant. D'autres fois, au milieu d'une conversation, il s'arrêtait brusquement et s'injuriait lui-même : « Monstre, infâme, tu aurais dû faire de la copie au lieu de parler. » Puis il comptait l'argent que lui auraient gagné les heures perdues; tant de lignes à tant la ligne, tant au journal, tant chez le libraire, tant pour l'impression, tant pour les réimpressions; la somme ainsi multipliée devenait énorme. L'argent, partout l'argent, l'argent toujours: ce fut le persécuteur et le tyran de sa vie; il en fut la proie et l'esclave, par besoin, par honneur, par imagination, par espérance; ce dominateur et ce bourreau le courba sur son travail, l'y enchaîna, l'y inspira, le poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dans ses rêves, dirigea ses yeux, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima ses caractères et répandit

sur toute son œuvre le ruissellement de ses splendeurs. Ainsi poursuivi et ainsi instruit, il comprit que l'argent est le grand ressort de la vie moderne. Il compta la fortune de ses personnages, en expliqua l'origine, les accroissements et l'emploi, balança les recettes et les dépenses, et porta dans le roman les habitudes du budget. Il exposa les spéculations, l'économie, les achats, les ventes, les contrats, les aventures du commerce, les inventions de l'industrie, les combinaisons de l'agiotage. Il peignit les avoués, les recors, les banquiers; il fit entrer partout le Code civil et la lettre de change. Il rendit les affaires poétiques. Il institua des combats comme ceux des héros antiques, mais cette fois autour d'une succession et d'une dot, avec les gens de loi pour soldats et le Code pour arsenal. Sous sa plume, les millions s'accumulèrent. On vit les fortunes qu'il maniait s'enfler, engloutir leurs voisines, s'étaler en grosseurs monstrueuses, puis déborder en luxe et en puissance. Les lecteurs se sentaient glisser sur une nappe d'or. De là une partie de sa gloire. Il nous représente la vie que nous menons, il nous parle des intérêts qui nous agitent, il assouvit les convoitises dont nous souffrons.

II

Il fut Parisien de mœurs, d'esprit, d'inclination : c'est le second trait. Dans cette noire fourmilière, la vie est trop active. La démocratie instituée et le gouvernement centralisé y ont appelé tous les ambitieux et enflammé toutes les ambitions. L'argent, la gloire,

le plaisir, préparés et amoncelés, y sont une curée après laquelle s'acharne une meute de désirs insatiables, exaspérés par l'attente et la rivalité. Parvenir! Ce mot, inconnu il y a un siècle, est aujourd'hui le souverain maître de toutes les vies. Paris est une arène; involontairement, comme dans un cirque ou dans une école, on est entraîné; tout disparaît devant l'idée du but et des rivaux; le coureur sent leur haleine sur ses épaules; toutes ses forces se tendent; dans cet accès de volonté, il double son élan et contracte la fièvre qui l'use et le soutient. De là des prodiges de travail, et non seulement le travail du savant qui apprend jusqu'à s'accabler, ou de l'artiste. qui invente jusqu'à s'hébéter, mais le labeur de l'homme spécial qui court, intrigue, calcule ses mots, mesure ses amitiés, entre-croise les mille filets de ses espérances pour pêcher une clientèle, une place ou un nom. Que nous sommes loin de nos pères et de ces salons où une jolie lettre, un madrigal leste, un bon mot, étaient l'intérêt de toute une soirée et la source de toute une fortune! Ceci n'est rien; la

fièvre du cerveau y est pire que celle de la volonté. Toutes les professions ont reçu le droit de cité par l'avènement de la bourgeoisie; avec les hommes spéciaux, les idées spéciales. sont entrées dans le monde; le courant des pensées n'est plus un joli ruisseau de médisance mondaine, de galanterie ou de philosophie amusante, mais un large fleuve que la banque, le négoce, la chicane, l'érudition, ont enflé de leurs eaux bourbeuses; c'est ce torrent qui, tombant chaque matin dans chaque cervelle, vient la nourrir et la noyer. Multipliez-le en songeant que l'approfondissement des sciences y a jeté par millions

des faits nouveaux, que l'élargissement de l'intelligence y a fait entrer les littératures et les philosophies des autres peuples, que toutes les idées du monde. y affluent comme en un réceptacle universel; et jugez de, sa force, puisque ceux qui l'alimentent sont des talents éprouvés par la lutte, prouvés par le succès, les plus sagaces, les plus puissants, les mieux munis d'idées, les mieux fournis de force inventive, les plus obstinés à penser. Quiconque pense est ici. Les académies, les bibliothèques, les journaux, la société des gens d'esprit, le droit de vivre inconnu y attirent tous les esprits originaux et libres. Sur un banc du Luxembourg vous écoutez une discussion de médecine. Au coin de ce trottoir, un géologue vous conte les découvertes des dernières fouilles. Ce long musée vous fait traverser en une demi-heure toute l'histoire. Cet opéra qu'on reprend vous jette au milieu des pensées éteintes depuis un demi-siècle. En deux heures, dans un salon, vous passerez en revue toutes les opinions humaines; il y a ici des mystiques, des athées, des communistes, des absolutistes, tous les extrêmes, tous les intermédiaires, toutes les nuances. Point de pensée si bizarre, si large ou si étroite qui n'ait accaparé un homme, n'ait fructifié en lui, ne se soit munie de toutes les forces de la folie et de la raison; les spécialités pullulent, et avec elles les monomanies. De tous ces cerveaux qui fument, la pensée sort comme une vapeur; involontairement, on l'aspire; elle pétille dans tous ces yeux inquiets ou fixes, sur ces visages flétris et plissés, dans ces gestes précipités et précis ; ceux qui arrivent ici pour la première fois ont le vertige; ces rues parlent trop, cette foule pressée court trop vite; il y a tant d'idées pendues

aux vitres, entassées aux étalages, imprimées dans les monuments, attachées aux affiches, glissantes sur les physionomies, qu'ils en sont encombrés et oppressés; ils sortaient d'une eau calme et froide; ils tombent dans une chaudière où bouillonne la vapeur sifflante, où tourbillonne la tempête des flots froissés tumultueusement les uns contre les autres et repoussés par la paroi frissonnante du métal brûlant.

Contre cette fièvre de la volonté et de la pensée, quel est le repos? Une autre fièvre, celle des sens. En province, l'homme fatigué se couche à neuf heures, ou tisonne au coin du feu avec sa femme, ou va se promener sur la route vide, pacifiquement, à petits pas, regardant la plaine uniforme, et songeant au temps qu'il fera demain. Contemplez Paris à cette heure : le gaz s'allume, le boulevard s'emplit, les théâtres regorgent, la foule veut jouir; partout où la bouche, l'oreille, les yeux, soupçonnent un plaisir, elle se rue; plaisir raffiné, artificiel, sorte de cuisine malsaine faite pour exciter, non pour nourrir, offerte par le calcul et la débauche à la satiété et à la corruption. Jusqu'aux jouissances de l'esprit, tout y est excessif et âcre; le goût blasé veut être réveillé; il faut des paradoxes de style, des expressions monstrueuses, des idées dévergondées, des anecdotes crues; le reste languit; la raison y doit prendre des habits de folle; l'imprévu, le bizarre, le tourmenté, l'exagéré, n'y sont que le costume ordinaire. On y fouille toutes les plaies secrètes de l'âme et de l'histoire; des quatre coins du monde, de tous les bas-fonds de la vie, de toutes les hauteurs de la philosophie et de l'art, arrivent les images, les idées, la vérité, le paradoxe; tout cela bout ensemble, et l'étrange liqueur qui s'en distille

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