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de la Bruyère, et l'on voit combien il s'écarte de la simplicité et de l'aisance que conservent les autres écrivains du siècle. Il touche au nôtre, et il ne serait pas difficile de montrer dans Balzac et dans Victor Hugo beaucoup de façons d'écrire semblables aux siennes; car, dans un temps comme celui-ci, parmi des gens rassasiés de littérature et occupés d'affaires, la première règle en style est aussi d'attirer l'attention. Nous voulons comme lui contraindre le lecteur à nous lire, et la même cause produit en nous et en lui les mêmes effets. Si l'on en veut une preuve, il suffit de remarquer que la Bruyère emploie perpétuellement le mot propre et les traits particuliers, tandis que le goût classique et les habitudes littéraires du dix-septième siècle ne s'accommodent que des traits généraux et des expressions nobles. Nommer les choses par leur nom, parler de peintres, de vitriers, de titres, de contrats, des objets les plus bas et les plus populaires, ne rien déguiser, et tout au contraire mettre en relief et en lumière les détails les plus choquants, c'est là un prodige dans un siècle où les convenances étaient si impérieuses, où les raffinements d'élégance et de bon ton imposaient aux écrivains un style tempéré et contenu. A-t-on de nos jours écrit quelque chose de plus cru que le portrait suivant? << Gnathon ne se sert à table que de ses mains; il <manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, <et en use de manière que les conviés, s'ils veulent << manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne au«< cune des malpropretés dégoûtante scapables d'ôter << l'appétit aux plus affamés. Le jus et les sauces lui « dégouttent du menton et de la barbe. S'il enlève un << ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin

« dans un autre plat et sur la nappe; on le suit à la << trace. Il mange haut et avec grand bruit; il roule << les yeux en mangeant. La table est pour lui un râ<< telier; il écure ses dents et continue à manger. »> Balzac a-t-il jamais donné des détails de médecine et de menuiserie plus précis que ceux-ci? « M*** est « moins affaibli par l'âge que par la maladie; car il «ne passe pas soixante-huit ans. Mais il a la goutte, << il est sujet à une colique néphrétique, il a le visage « décharné, le teint verdâtre et qui menace ruine. Il « fait marner sa terre et compte que de quinze ans << entiers il ne sera obligé de la fumer. Il fait bâtir « dans la rue *** une maison en pierres de taille, raf<< fermie dans les encoignures par des mains en « fer, » etc. Pourquoi ce choix de détails familiers et de petits faits exacts tels qu'on en rencontre journellement autour de soi? Parce qu'ils sont les seuls qui soient frappants. Les traits généraux sont vagues, et, pour maîtriser l'attention du lecteur, la Bruyère, comme Balzac, est obligé de le toucher au vif par des traits particuliers, tirés de la vie réelle et des circonstances vulgaires. Ce genre s'appelle aujourd'hui réalisme. Tout à l'heure, nous avons vu dans la Bruyère un éloge du peuple, des réclamations en faveur des pauvres, une satire amère contre l'inégalité des conditions et des fortunes, bref les sentiments qu'on appelle aujourd'hui démocratiques. N'est-il pas curieux de trouver ce goût littéraire dans un ami de Boileau, et ces inclinations politiques dans un professeur de M. le Duc ?

Ce style énergique, cette imagination ardente et féconde, indiquent un cocur passionné et achèvent le portrait. Si l'on essaye de se figurer la Bruyère, on

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voit un homme capable de sentir et de souffrir, qui a senti et qui a souffert, attristé par l'expérience, résigné sans être calmé, qui méritait beaucoup et s'est contenté de peu, dont l'âme aurait pu se prendre à quelque grande occupation, et qui s'est rabattu sur l'art d'écrire, sans que la littérature ouvrît à sa passion et à ses idées une issue assez large. « Un homme, << dit-il quelque part, né chrétien et Français, se << trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui << sont défendus. Il les entame quelquefois et se dé<< tourne ensuite sur de petites choses qu'il relève « par la beauté de son génie et de son style. » Là est sa dernière tristesse et son dernier mot.

BALZAC

SI

SA VIE ET SON CARACTÈRE

Les œuvres d'esprit n'ont pas l'esprit seul pour père. L'homme entier contribue à les produire; son caractère, son éducation et sa vie, son passé et son présent, ses passions et ses facultés, ses vertus et ses vices, toutes les parties de son âme et de son action laissent leur trace dans ce qu'il pense et dans ce qu'il écrit. Pour comprendre et juger Balzac, il faut connaître son humeur et sa vie. L'une et l'autre ont nourri ses romans; comme deux courants de sève, elles ont fourni des couleurs à la fleur maladive, étrange et magnifique que l'on va décrire ici.

I

Balzac fut un homme d'affaires, et un homme d'affaires endetté. De vingt et un ans à vingt-cinq, il avait vécu dans un grenier, occupé à faire des tragé

dies ou des romans qu'il trouvait mauvais lui-même, contredit par sa famille, recevant d'elle fort peu d'argent, n'en gagnant guère, menacé à chaque instant d'être jeté dans quelque profession machinale, déclaré incapable, dévoré par le désir de la gloire et par la conscience de son talent. Pour devenir indépendant, il se fit spéculateur, éditeur d'abord, puis imprimeur, puis fondeur de caractères. Tout manqua; il vit approcher la faillite. Après quatre ans d'angoisses, il liquida, resta chargé de dettes et écrivit des romans pour les payer. Ce fut un poids horrible et qu'il traîna toute sa vie. De 1827 à 1836 1, il ne put se soutenir qu'en faisant des billets que les usuriers escomptaient et renouvelaient avec grand'peine. Il fallait les amuser, les fléchir, les séduire, les fasciner. Le malheureux grand homme dut jouer bien des fois sa comédie de Mercadet avant de l'écrire. Rien ne servait. La dette, accrue par les intérêts, grossissait toujours. Jusqu'à la fin, sa vie fut précaire et pleine de craintes. En 1848, il disait à Champfleury, qui le trouvait dans une maison élégante : Rien de tout cela ne m'appartient; ce sont des amis qui me logent; je suis leur portier. » Toujours assiégé et harcelé, il fit des prodiges de travail. Il se levait à minuit, buvait du café et travaillait d'un trait douze heures de suite 2; après quoi il courait à l'imprimerie et corrigeait ses épreuves en songeant à de nouveaux

1. Balzac, d'après sa Correspondance, par Mme Surville, sa

sœur.

2. Il s'enfermait ordinairement pour six semaines ou deux mois, volets et rideaux fermés, ne lisant aucune lettre, travaillant parfois dix-huit heures par jour à la clarté de quatre bougies, en robe blanche de dominicain. (Balzac, par Werdet, son éditeur, p. 275.)

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