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gardons à chacune ses preuves, son autorité et sa méthode; gardons à chacune son domaine, et surtout gardons à la philosophie le sien. Un philosophe n'est pas un fournisseur du public chargé de fabriquer des systèmes selon les caprices de son pays et de son siècle. Qu'il prouve, et sa tâche est faite. Tant pis pour la sensibilité des hommes si elle ne sait pas s'accommoder aux faits prouvés. La science ne doit pas se plier à nos goûts; nos goûts doivent se plier à ses dogmes; elle est maîtresse et non servante, et, si elle n'est pas maîtresse, elle est la plus vile des servantes, parce qu'elle dément sa nature et dégrade sa dignité. Ceux qui font d'elle un instrument de flatterie font d'elle un instrument de mensonge, et ce n'est pas la peine de régner que de régner par de tels moyens. Qu'elle ne songe point à gouverner la foule; qu'elle reste dans la retraite; qu'elle ne s'attache qu'au vrai : la domination lui viendra plus tard, ou ne lui viendra pas, n'importe. Elle est à mille lieues au-dessus de la pratique et de la vie active; elle est arrivée au but et n'a plus rien à faire ni à prétendre, dès qu'elle a saisi la vérité.

CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE'

Cette édition est fort exacte, très complète, très bien faite. Elle renferme toutes les variantes, une lettre inédite de la Bruyère, sa biographie, plusieurs jugements portés sur lui par ses contemporains et par les nôtres, et quantité de notes, renseignements et commentaires. Ajoutez qu'elle est bien imprimée, d'un joli format, et qu'on a le plaisir des yeux avec le plaisir de l'esprit. Les pensées sont comme les hommes; elles ont besoin pour plaire d'être bien vêtues, et le livre fait valoir l'auteur.

Pourquoi cependant le commentateur conservet-il certain genre de note qui aurait dû disparaître avec la Harpe? « Idée ingénieuse, » <<< mot pro

fond, » << tour spirituel, » etc. Le lecteur quitte le texte avec dépit pour des observations pareilles; il était en conversation avec un penseur et tombe au bas de la page sur un grammairien. Le contraste est subit, choquant, et au bout de quelques lignes on a soin de ne plus s'y exposer. On laisse le com

1. Nouvelle édition par Adrien Destailleur,

mentateur au rez-de-chaussée, et on reste avec l'auteur au premier étage. Ces sortes de remarques se font dans les classes, lorsque le professeur explique un écrivain à des élèves novices ou bornés. Ils ouvrent de grands yeux, gravent dans leur mémoire « la bonne expression », et font la ferme résolution. de l'employer à l'occasion prochaine. Ne traitez pas le public en écolier; on est trop vieux, à trente ans, pour retourner au collège. On veut juger par soi; on n'aime pas à s'entendre dire magistralement que tel passage est beau. Un commentateur n'est pas en chaire; son office est de rassembler les documents qui peuvent éclairer le lecteur, de rapprocher du texte les faits contemporains, de montrer par des citations les causes des idées et des sentiments de l'auteur, de replacer le livre parmi les circonstances qui l'ont produit ces renseignements donnés, il se retire; le lecteur arrive, profite de ces recherches et juge comme il lui convient.

De là un second reproche: certaines notes étaient de trop, et certaines notes manquent. Il y avait trop de remarques grammaticales; il y a trop peu de remarques historiques. Et quel écrivain plus que la Bruyère a besoin d'être commenté par l'histoire? « Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, » tel est son titre, et ce titre indique que les anecdotes et les traits de moeurs authentiques peuvent seuls rendre l'expression vraie à ses figures et transformer ses tableaux en portraits. Je n'en veux donner qu'un seul exemple. « Qui considérera, dit la Bruyère, que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu

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peut faire toute la gloire et toute la félicité des saints. >> Ouvrez les lettres adressées à Mme de Maintenon. << Ma situation est triste, lui dit la princesse de Montauban; mais j'en serai contente si vous avez la bonté de me consoler un peu en me menant à Marly ce voyage; en voilà trois de suite de passés sans que le roi y ait mené la triste princesse de Montauban. » — « Le roi, écrit le maréchal de Villeroi, me traite avec une bonté qui me rappelle à la vie; je commence à voir les cieux ouverts: il m'a accordé une audience. »--« Pardonnez-moi, madame, dit le duc de Richelieu, l'extrême liberté que je prends d'oser vous envoyer la lettre que j'écris au roi, par où je le prie à genoux qu'il me permette de lui aller faire de Ruel quelquefois ma cour; car j'aime autant mourir que d'être deux mois sans le voir. » On trouvait avant ces citations la phrase de la Bruyère trop violente; après ces citations, on la trouve faible. L'éloquence du langage languit toujours auprès de l'éloquence des faits. Que de commentaires semblables à tirer de Saint-Simon, de Dangeau, de Mme de Sévigné, de Bussy-Rabutin, de tant de Mémoires et de tant de lettres, chaque jour plus nombreux, qui démasquent l'histoire officielle et révèlent enfin l'histoire vraie! Il n'est pas un écrivain du grand siècle qui ne puisse être renouvelé aux yeux du public par ce genre de critique; c'est celle dont M. Villemain, M. Sainte-Beuve et tous nos maîtres ont donné l'exemple, et il est imprudent, quand on peut marcher dans une voie large et nouvelle, de rétrograder jusqu'au sentier oublié où l'abbé le Batteux herborisait parmi les synecdoches et les métonymies.

Au reste, le commentateur a donné sur la vie de

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