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échafaudage de nombres, on peut juger du crédit que s'est acquis le clergé dans les pays bouddhiques. Chez les peuples fervents de la Mongolie et du Thibet, on voit les laïques se mettre à genoux devant les religieux d'une sainteté reconnue, pour obtenir d'eux qu'ils veuillent bien agréer des offrandes. On estime l'ensemble des religieux et des religieuses dans le Thibet au cinquième, dans la Mongolie au tiers de la population totale. « Vous arriverez, dit la loi, à la plus haute << sagesse si vous honorez les Lamas. Le soleil même, << qui dissipe les brouillards impénétrables, ne se lève « que parce qu'on rend des honneurs aux Lamas. «Toute offense contre les religieux fait perdre des << mérites acquis pendant plusieurs milliers d'existen«ces. » De fond en comble, l'état de la société est clérical. Si enfin on considère que dans cette contrée le Grand-Lama est regardé comme une incarnation du Bouddha et comme une sorte de dieu terrestre, on ne pourra s'empêcher de reconnaître ici l'établissement d'une domination ecclésiastique semblable à celle qui couvrit l'Europe lorsqu'au douzième siècle le clergé devint possesseur du tiers des terres en Angleterre, de la moitié des terres en Allemagne, et que le pape se fit le souverain des empereurs et des rois.

La superstition a la même racine que l'obéissance. L'esprit énervé qui se retranche le jugement personnel est promptement envahi par les croyances folles. Privé du discernement, il tombe dans le rêve, et sa débilité acquise le replonge parmi des imaginations d'enfant. Rien n'est comparable en extravagance aux inventions des bouddhistes; les miracles de la Légende dorée n'en approchent pas. Ils ébranlent le monde, font. marcher des myriades de dieux, manient le ciel et la

terre avec une prodigalité d'exagérations puériles et avec une monotonie de radotage vieillot qui dégoûte au bout d'un instant. Le saint accompli, l'archat a le pouvoir de faire des miracles, la faculté d'embrasser d'un regard toutes les créatures et tous les mondes, d'entendre toutes les paroles et tous les bruits de tous les mondes; il a la connaissance des pensées de tous les êtres, le souvenir de toutes ses vies antérieures et de toutes les vies antérieures des autres. Au-dessus de l'archat, les Bouddhas commencés ou achevés ont encore des facultés plus merveilleuses. Si l'on écrivait toutes les prérogatives du Bouddha achevé, cela ferait un livre qui s'étendrait depuis la terre jusqu'au ciel de Brahma. Son corps a trente-deux signes caractéristiques et quatre-vingts signes secondaires de beauté. Son esprit possède « dix-huit indépendances, << trente-sept accompagnements, quatre fondements de «< confiance, dix forces. » L'énumération et la classification scolastique de ces vertus sont rebutantes. Après avoir grossi leur Dieu, ils le cadastrent: c'est la pédanterie lourde qui succède à l'extase maladive. Naturellement, ils aboutissent à la petite dévotion et au culte machinal. C'est en vain que le fondateur a réduit les moyens du salut à la charité, à l'abstinence, à l'empire de soi, et purgé la religion des pratiques extérieures; l'esprit alangui se laisse aller insensiblement de ce côté. Faute du libre et ferme regard qui sépare le fond de la forme, c'est à la forme qu'il s'attache. Il trouve plus aisé de saisir un corps palpable qu'une vérité invisible. Son adoration devient idolâtrie. Il s'agenouille devant le Bouddha et devant les autres saints. Il multiplie leurs images et leur rend un culte. On institue des fêtes en leur honneur.

On bâtit des pyramides et des châsses pour conserver leurs os, leurs dents, leur manteau, leur pot à aumônes. Les rois achètent ces reliques à des prix énormes. De tous les coins de l'Asie, les dévots viennent se prosterner devant l'empreinte du pied de Bouddha, combler d'offrandes les saintes chapelles on peut voir, dans les voyages des pèlerins chinois, avec quel zèle, à travers quelles fatigues et quels dangers. L'épaississement d'esprit est devenu si grand, que les Lamas ont fini par réunir le Bouddha, la Loi et l'Église en une trinité suprême et vivante où l'Église joue le rôle d'une personne divine, la première et la plus divine des trois. Quand la raison est descendue jusque-là, on peut s'attendre à des choses étranges. Les Mongols et les Thibétains de toute classe et de tout sexe passent la journée à réciter des oraisons, en marchant, en mangeant, en jouant, surtout la prière de six syllabes, et la plupart du temps, à Ceylan comme en Mongolie, dans une langue qu'ils n'entendent pas. Plus on prononce, plus on écrit ou plus on imprime de ces prières, plus on a de mérite. Afin d'en accroître le nombre, on a remplacé l'homme par la machine. Des cylindres remplis de petits papiers où la prière est écrite se trouvent dans les principales rues, dans les temples et chez les particuliers; chaque tour de roue équivaut à la récitation de toutes les prières contenues dans le cylindre, et quelques-uns, énormes, renferment cent millions de fois la formule sacrée. Les personnes pieuses ont chez elle un serviteur dont tout l'emploi est de tourner le cylindre de famille. De grands moulins à eau et à vent font le même office. Les voyageurs ont été frappés, même dans le Sud, de l'affaissement où tombe l'intelligence ainsi conduite. « Les

«< prêtres ont presque tous une expression qui approche « de l'idiotisme. Le plus grand nombre de ces pauvres << gens vont vaguant avec un sourire niais et un regard vide; ils semblent peu éloignés, pour l'intelligence, << de la création animale1. » Sous cette théologie et sous cette discipline, l'homme se réduit à un mannequin.

Telle est cette religion, événement capital de l'histoire asiatique. Toute morale et tout humaine à son origine, elle s'est développée et mélangée dans le courant des siècles, et ce serait une longue histoire théologique que le récit de sa transformation métaphysique et légendaire, de ces altérations païennes et brahmaniques. Tout indienne à son début, elle s'est étendue au nord et au sud, jusqu'à embrasser la Cochinchine, l'empire birman, la Chine, le Japon, la Mongolie, la Sibérie, le Thibet, l'Irân et le Turân, et ce serait encore une plus longue histoire que le récit de ses progrès gigantesques, de ses défaites partielles, de ses combats contre les adorateurs du feu, contre les musulmans et contre les brahmanes, des formes diverses qu'elle a dû revêtir chez les diverses races et dans les civilisations où elle pénétrait. Si, dans le pêle-mêle ondoyant et énorme qui occupe le plus vaste des continents pendant vingt-cinq siècles, on cherche à démêler, puis à définir le trait fondamental de l'œuvre, on pourra le comparer à une opération de chirurgie bienfaisante et débilitante. L'animal humain, comme un étalon trop fort et terrible à lui-même, a été saigné aux quatre membres; affaibli et adouci par cette perte, il est devenu moins actif et plus sociable, et dorénavant il a moins créé et moins détruit.

1. Spencer Hardy, Eastern Monachism, p. 312.

FRANZ WEPKE

M. Franz Wopke, dont les journaux annonçaient la mort il y a quelques jours1, était un homme de premier mérite, quoique inconnu, sauf à quelques savants spéciaux. Il possédait plusieurs éruditions, et toutes à un degré éminent. Les grands mathématiciens de notre temps louaient ses mémoires théoriques et le considéraient « presque comme un inventeur ». Il savait l'arabe comme M. de Slane, en outre le persan, et, depuis quelques années, le sanscrit. Pour les langues modernes de l'Europe, il parlait et écrivait les principales comme sa langue maternelle. Quant à l'instruction générale, philosophique et littéraire, celle qu'on tire des livres et celle qu'on tire des hommes, je n'ai connu personne qui en fût mieux fourni. Quoique orientaliste et mathématicien, il ne s'était jamais tenu renfermé dans les études spéciales; au contraire, dès le commencement de sa vie, il s'était proposé pour objet les vues d'ensemble; il ne s'était engagé dans les recherches limitées et dans les ques

1. Avril 1864.

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