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paration; rien ne manque ici, ni l'élaboration mystique qui chiffre et cadastre le temps jusqu'à défaillir sous l'entassement de ses nombres, ni l'élaboration philosophique qui, dégageant et poursuivant un principe, arrive, au terme de ses formules, à s'évanouir avec tout le reste par l'excès de son propre effort.

S IV

LA PRATIQUE

Il y a, dans les institutions comme dans les doctrines, une force intérieure par laquelle elles se développent; la discipline du maître, comme sa parole, se transforme et se complète, et, à côté de la théologie, l'Église se fait. D'un côté, on recueille la doctrine, on en classe les parties, on la commente avec l'aide de la logique, de l'imagination et de la science environnante; on l'amplifie en poèmes, on la fixe en catéchismes, on la sublime en philosophies, et les quelques récits, conseils ou discours prononcés par un solitaire sous un arbre deviennent un vaste corps de spéculations et de disciplines minutieuses dans lequel tout l'univers visible et invisible se trouve compris. De l'autre côté, on assied l'institution, on précise par écrit les devoirs et les fonctions de ses membres, on l'organise, on l'étend, et peu à peu le monde voit se former un grand gouvernement dont les compartiments solides enferment la société entière. Enfin, par le travail accumulé des siècles, l'édifice ecclésiastique s'élève à côté de l'édifice théologique, et tous deux ensemble s'offrent et s'imposent à la volonté et à la pensée humaine comme un asile et comme une prison.

Ce qu'il y a d'original et de capital dans la discipline de Çakya-Mouni, c'est qu'il a fondé une communauté de moines. Avant lui, il y avait des ermites et des ascètes; le premier, il réunit les solitaires, et, appelant à lui tous les hommes de bonne volonté, sans distinction de caste ou de race, il composa un ordre mendiant dont les membres renonçaient à la propriété et à la famille pour faire vœu de pauvreté et de chasteté. Là est le germe, et l'on voit d'abord comment l'institution primordiale est conforme à la doctrine primordiale. La première applique la seconde; elle la rend sensible et se moule sur elle avec tant d'exactitude, qu'elle n'en diffère point, sinon comme le dehors diffère du dedans. Une pareille association est construite pour retirer l'homme de l'égoïsme et le livrer à l'abstinence. Celui qui pratique le renoncement dans la fraternité est un religieux mendiant.

Dans les temps primitifs, les hommes de toute classe, de tout état, de tout âge, tchândâlas, criminels, vieillards, malades, pouvaient entrer dans la fraternité nouvelle; il suffisait de croire au Bouddha et de renoncer au monde. Les religieux ne devaient porter que des vêtements sales, composés de loques cousues ensemble et ramassées dans les cimetières ou sur les fumiers. Les uns habitaient dans les forêts, les autres sous les racines des arbres, quelques uns dans les lieux ouverts, d'autres dans les cimetières. Même le vrai fidèle « devait ressembler à l'animal des «< bois, qui n'a point de demeure fixe, mange aujour<< d'hui en cet endroit, demain en cet autre, et s'étend « pour dormir là où il se trouve. » Mais, comme il était obligé d'enseigner la vérité et de convertir les

hommes, il s'entourait d'un groupe de disciples. Insensiblement, ces petites associations ambulantes se changèrent en grandes sociétés sédentaires. Les solitaires des bois étaient forcés de se réunir pour se garantir de la malveillance des brahmanes les femmes, appelées comme les hommes à la vie spirituelle, étaient portées, par leur sexe même, à rechercher la protection d'une clôture; les ascètes devaient rentrer dans les villes et dans les bourgades pendant la saison des pluies; enfin les assemblées de religieux qui délibéraient ensemble pour fixer la foi formaient des centres. Ainsi se fondèrent les communautés et s'établit l'Église. Peu à peu, elle s'organisa, décréta ses lois, compila ses formulaires, fixa les règles de l'admission. A présent, quand le novice se présente, il est enfant pour l'ordinaire; il s'est rasé la tête, il s'est baigné, et, devant le prêtre qu'il a choisi pour père spirituel, il fait vœu de renoncement; celui-ci lui revêt alors la robe jaune, lui coupe la dernière touffe de cheveux, et lui donne à étudier les dix grands préceptes. Pendant son apprentissage, il est l'écolier et le serviteur de son père spirituel, et arrivé à l'âge de vingt ans, lorsqu'il sait un certain nombre de rituels et de prières, il est ordonné religieux. On lui remet le parasol et le vase destiné à recevoir les aumônes; il revêt trois vêtements, une sorte de chemise, une blouse qui descend jusqu'au genoux, un manteau attaché sur l'épaule gauche. Avec son vase, il va quêtant; il y reçoit et il y mange les provisions qu'on lui donne; rien de plus; la règle qui lui est prescrite est dirigée tout entière vers le détachement.

Il abandonne ses parents, il n'a plus de patrie; «< il << ne doit point pleurer la mort de son père ni de sa

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mère. » Il n'a ni femme ni enfants; s'il en a, il doit les abandonner. « Plus grand est le danger pour ceux <«< qui sont attachés à une femme, à un enfant, à une fortune, à une maison, que pour ceux qui sont en prison, dans les fers et dans les chaînes. Car ceux-ci << peuvent être délivrés de leur prison par un heureux «< hasard, tandis que les autres sont comme dans la «< gueule d'un tigre. » Entre toutes les racines du mal, l'appétit du sexe est la plus profonde. « S'il y avait eu << dans l'homme une autre passion aussi violente, <<< personne n'aurait pu atteindre la délivrance. O reli<< gieux! ne regardez pas les femmes. Si vous rencontrez << une femme, ne la regardez pas; prenez garde, et ne << lui parlez pas. Si vous lui parlez, dites-vous intérieu«<rement: Je suis un religieux; dans ce monde cor<< rompu, je dois être comme un lotus sans tache. << Vous devez regarder une vieille femme comme votre «< mère, une femme un peu plus âgée que vous comme << votre sœur aînée, une femme plus jeune que vous <«< comme votre sœur cadette. » Et ici les prescriptions se multiplient: ne pas toucher de la main une femme ni même une petite fille, ne pas entrer dans un bateau où rame une femme, ne pas recevoir l'aumône des mains d'une femme. Contre la propriété, la règle est presque aussi rigide que contre le plaisir. Un religieux ne peut posséder que huit objets les trois pièces de son vêtement, sa ceinture, son vase à aumône, son pot à eau, un rasoir et une aiguille à coudre. Il vivra d'aumônes, et il n'en demandera pas. Il se montrera simplement avec son vase, sans tousser, sans faire aucun bruit pour indiquer sa présence, sans dire qu'il a faim, sans rien demander par signe, geste ou parole. Il n'a pas même le droit de demander un

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