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un dilettante et un sophiste, et les belles cités heurtées les unes contre les autres s'étaient affaiblies jusqu'à tomber sous la main des barbares qui les entouraient. L'énergique citoyen romain était devenu le soldat, puis le sujet de ses capitaines, et le grand empire qu'il avait étendu sur tant de peuples s'était changé en une machine d'oppression régulière dans laquelle, avec les autres, il demeurait pris. La servitude, après avoir usé les races inférieures, usait les races nobles, et la force, intronisée avec la monarchie militaire, se dressait au milieu de toutes ces vies captives, comme une muraille d'airain contre laquelle nul effort ne prévalait. On ne pouvait plus dire comme autrefois à l'homme d'agir et d'être fort, de se défendre et d'oser, de repousser violemment la violence. Il était dans le piège, et l'ancien héroïsme des races militantes et fières n'avait plus d'emploi. De tous côtés, on chercha des remèdes, dans l'extase et dans l'orgie, dans la résignation calme et dans le mysticisme effréné, dans les rêveries cosmogoniques et dans les contemplations philosophiques, dans la théurgie du charlatan et dans l'illuminisme du malade 1. Tout cela ne remuait que l'esprit et les nerfs; c'était le cœur qu'il fallait toucher. Il fallait toucher un nouveau ressort d'action, le même que dans l'Inde, et, de même que dans l'Inde, la morale fit volte-face. « On te frappe, ne rends pas, selon la loi antique, <«< blessure pour blessure. Cette loi, qui depuis quinze <«< cents ans gouverne les hommes, n'a fait d'eux que << des combattants, des vainqueurs et des vaincus. Ge << n'est pas assez de renoncer à la colère et à la ven

1. Voyez saint Épiphane, Traité des hérésies, notamment l'histoire des gnostiques.

«< geance, de mépriser l'injure, de subir froidement << l'injustice, comme le prescrivent les derniers usages. <<< Tends les bras tendrement vers celui qui t'a frappé. << Tends l'autre joue, laisse-le prendre ton bien, donne<«<lui ce qu'il n'a pas pris encore; aime-le, c'est ton « frère; par-dessus les royaumes visibles, il y a le << royaume de Dieu, cité idéale où il n'y a qu'abnéga«<tion et tendresse, où tous n'ont qu'un cœur, celui du << père commun qui vous aime et vous unit. » Voilà le grand sentiment qui, dans notre continent, a renouvelé la volonté humaine. Il est plus borné, il ne s'étend pas aux animaux, comme dans l'Inde ; il est moins métaphysique et ne s'appuie pas sur l'idée du néant universel, comme dans l'Inde. Mais il est plus mesuré et plus sain que dans l'Inde, il laisse une plus grande part à l'action et à l'espérance, il ne conduit pas au quiétisme inerte, à la résignation morne, à l'extinction finale; il convient à des esprits plus pratiques, à des âmes moins malades, à des imaginations plus sobres. Il est européen et non asiatique. En tout cas, ici comme dans l'Inde, il est le centre du développement humain et marque le moment où l'homme, semblable à un animal apprivoisé par la souffrance et dompté par la force après avoir abusé de la force, abandonne le culte des puissances naturelles pour l'adoration des puissances morales, dépasse les idées de caste, de classe et de privilège, et conçoit la fraternité du genre humain.

§ III

LA SPECULATION

Quand une graine est plantée, elle se développe; mais elle se développe par deux sollicitations distinctes celle des forces intérieures qui la composent, et celle des forces extérieures qui l'entourent. Il y a en elle un arbre qui tend à se produire; mais il y a en dehors d'elle un sol et une température qui tendent à diriger ou à déformer sa croissance. Pareillement, dans une religion, il y a une conception nouvelle de la nature et de la conduite humaine, qui se complète par son propre effort, mais qui en même temps reçoit des circonstances une impulsion distincte. La réforme morale devient par degrés une théologie systématique, et dans le grand arbre qui est sorti du petit germe on démêle à la fois ce qui provient du germe et ce qui provient du milieu.

Ce qui provient du germe dans la spéculation bouddhique, c'est l'idée du néant, substance des choses et du vide qui, par suite, se rencontre à l'origine et au terme des choses. Ce qui provient du milieu dans la spéculation bouddhique, c'est l'énormité et le dévergondage de l'imagination intarissable qui, entassant les nombres et les mondes, s'éblouit elle-même dans

le fourmillement de ses créations. Çâkya-Mouni avait laissé des préceptes de morale, des récits édifiants, et la doctrine du renoncement fondée sur le sentiment du vide. Ses religieux, dans leurs solitudes, puis dans leurs cellules, armés de la philosophie environnante et poussés par le grossissement involontaire de l'invention mystique, échafaudèrent un système de dogmes semblables à ceux d'Origène et de Denys l'Aréopagite, et un système de légendes semblables à celles de Dante et de Jacques de Voragine.

Selon eux, il n'y a point de matière première, point de principe qui se développe, point de Dieu créateur et antérieur au monde. Même c'est une hérésie, l'hérésie «< du dernier des six imposteurs, que d'affirmer <«< l'existence d'un Être suprême créateur du monde et « de tout ce que le monde contient. » L'idée de l'Être stable et subsistant par soi-même est aussi antipathique à leur doctrine que la forme circulaire l'est au carré. Point de cause première. La nature est une série infinie de naissances et de destructions, un enchaînement infini de causes qui sont des effets et d'effets qui sont des causes, une lignée infinie en arrière, infinie en avant, de décompositions et de recompositions qui n'ont pas eu de commencement et qui n'auront pas de terme. Telle est la vue d'ensemble à laquelle ils sont conduits, d'un côté, par leur idée maîtresse du néant, de l'autre côté, par le spectacle des choses incessamment changeantes. Ayant supprimé les causes fixes, il ne leur reste que la série des effets mobiles. Là-dessus, l'imagination se donne carrière; le lecteur va voir le chemin qu'elle a fait.

Il y a dans l'espace infini un nombre infini de mondes. Si l'on entourait d'un mur un espace capable

de contenir cent mille fois dix millions de ces mondes, si l'on élevait ce mur jusqu'au plus haut des cieux, et si l'on remplissait cet énorme magasin de grains de moutarde, le nombre des grains n'égalerait pas encore la moitié du nombre des mondes qui occupent une seule des contrées du ciel. Au centre de chaque monde est une montagne gigantesque à quatre flancs, l'un d'or, l'autre de cristal, l'autre d'argent, l'autre de saphir, le Mérou, qui s'élève de quatre-vingt-quatre mille yodschanas au-dessus des eaux de la mer et s'enfonce d'autant dans la mer. Cette mer est bornée par une ceinture de hautes roches, derrière laquelle est une autre mer et une autre ceinture de roches, la mer diminuant toujours de profondeur et les roches de hauteur, jusqu'à ce qu'enfin on arrive à la septième mer et à la septième terre, qui est la nôtre et dont les montagnes ne s'élèvent que de sept cent six yodschanas au-dessus de l'eau. Quatre continents composent cette terre celui de l'est, où l'on vit deux cent cinquante ans et où l'on a huit aunes; celui de l'ouest, où l'on vit cinq cents ans et où l'on a seize aunes; celui du nord, où l'on vit mille ans et où l'on a trente-deux aunes; celui du sud, où l'on vit cent ans et où l'on a trois aunes. Toute cette région est enfermée par un monstrueux mur de fer au delà duquel luit un autre soleil et s'étend un autre monde. Au centre et au-dessous du Mérou est une assise gigantesque de roc dans lequel sont creusées les huit enfers. Au centre et au-dessus du Mérou commence le ciel, d'abord le monde du désir, où habitent les dieux, qui comprend six cieux et en outre la terre; plus haut, le monde des formes, qui comprend quatre régions selon les quatre degrés de l'intuition; plus haut en

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