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§ II

CARACTÈRES DU BOUDDHISME

Ce n'est pas avec une idée qu'on soulève les hommes, c'est avec un sentiment. La plus profonde et la plus exacte théorie peut les laisser froids, et un conseil qui semble ordinaire peut les transporter hors d'eux-mêmes; tel lieu commun auquel nous ne faisons plus attention a paru jadis une découverte surhumaine et a donné la divinité à son révélateur. Il en est d'une foule qui souffre et désire comme d'un homme qui désire et qui souffre. Vous pouvez lui apporter vingt doctrines bien liées et le plus merveilleux tissu de spéculations philosophiques; toutes ces explications glisseront sur lui sans pénétrer dans son âme; il vous écoutera un instant, vous saluera comme un habile homme, et tout de suite se renfoncera dans sa peine. Au contraire, tel accent ému, telle parole vulgaire, lui arracheront des larmes; il se jettera dans vos bras et vous livrera sa conduite avec sa volonté. Pareillement, dans les grandes crises de l'espèce humaine, il y a une parole que tous attendent; c'est la seule qu'ils puissent comprendre; les autres ne sont qu'un vain bruit qui bourdonne confusément à leurs oreilles. Celle-ci, au contraire, est à peine

chuchotée que la voilà écoutée, recueillie, répétée, enflée par le concert de toutes les voix. Elle correspond à quelque vaste et ancien besoin, à quelque sourd et universel travail, à quelque accumulation énorme de rêveries et d'efforts prolongés pendant des siècles dans toutes les couches hautes ou basses de la société et de l'intelligence. Comme un coup de sonde qui rencontre enfin une nappe d'eau comprimée, elle fait jaillir une source. On a dit que Mahomet était un plagiaire, compilateur de la Bible et des sectes contemporaines, que Luther répétait avec de gros mots les vieilleries de Jean Huss et de Wiclef. La vérité est qu'ils ont prononcé dans leur temps et dans leur nation la parole unique, non pas des lèvres, mais de tout leur cœur et avec toutes les forces de leur être; c'est là ce qui a donné de l'ascendant à leurs discours et un prix à leur réforme, et c'est là ce qu'il faut chercher dans les discours et dans la réforme de Câkya-Mouni.

Il était dans le ciel, disent les légendes, et parmi les dieux, ayant amassé des mérites infinis par sa charité, ses dévouements, ses pénitences, dans la suite infinie de ses vies antérieures, lorsque, pour délivrer tous les êtres vivants, il résolut de s'incarner encore, cette fois dans le sein d'une femme. Après avoir parcouru l'univers d'un regard, il choisit Mayadêvi et descendit en elle comme un rayon lumineux de cinq couleurs, sans qu'elle eût eu commerce avec un homme. Au bout du temps fixé, il naquit et fut élevé, puis marié par le roi dont elle était l'épouse. Mais lorsqu'il eut atteint vingt-neuf ans et traversé les joies ordinaires du monde, ses grandes pensées fermentèrent, et, touché de compassion pour les créa

tures, il songea à les sauver. Un jour qu'il était sorti du palais pour aller dans un jardin de plaisance, il vit un vieillard le corps courbé, la tête chauve, le visage ridé, les membres tremblants; une autre fois, un malade incurable, abandonné, rempli d'ulcères; une autre fois enfin, un cadavre corrompu, mangé aux vers; et, réfléchissant profondément sur ces misères, il conclut que la jeunesse, la santé, la vie, ne sont rien, puisqu'elles sont ainsi détruites par la vieillesse, la maladie et la mort. Il prit en pitié la condition humaine et chercha un remède à de si grands maux. Étant sorti une quatrième fois, il aperçut un religieux mendiant dont la contenance grave et digne indiquait la sérénité intérieure, et tout de suite, sur cet exemple, il résolut de renoncer au monde. Son père mit des gardes autour du palais afin d'empêcher sa retraite; mais il leur échappa, et, s'étant réfugié dans la solitude, il passa sept ans parmi des pénitences extraordinaires, supportant la faim, la soif, le froid, le chaud, la pluie, et ne mangeant qu'un grain de sésame par jour. Au bout de ce temps, il s'aperçut que les mortifications, au lieu d'éclaircir l'esprit, l'obscurcissaient; il mangea, redevint beau et fort, et s'en alla en un endroit d'où il fit vœu de ne plus sortir avant de devenir Bouddha. Là, le prince de ce monde, Mara, dieu de l'amour, du péché et de la mort, vint l'assaillir avec toutes ses tentations, par la terreur de ses tempêtes, par l'assaut de ses armes, par les attraits de ses filles. Le saint homme demeure calme; l'effroi ne l'ébranle point, « car il considère tous les éléments comme une illusion et un rêve. » La beauté ne le séduit pas, « car les corps les plus charmants ne lui semblent qu'une bulle d'eau et un

fantòme. » Les démons sont vaincus, et l'illumination intérieure commence. Il se rappelle ses naissances antérieures et celles de toutes les créatures; il embrasse d'un seul regard les mondes immenses et innombrables; il saisit l'enchaînement infini de tous les effets et de toutes les causes; il perce à travers l'apparence trompeuse du devenir et de l'être, découvre le néant qui est la vraie substance des choses et atteint la doctrine suprême qui conduit au salut.

Quatre vérités composent cette doctrine. Toute existence est une souffrance, parce qu'elle comporte la vieillesse, la maladie, la privation et la mort. Mais ce qui a fait d'elle une souffrance, c'est le désir, sans cesse renouvelé et sans cesse contrarié, par lequel nous nous attachons aux objets, à la jeunesse, à la santé, à la vie. — Donc, pour détruire la souffrance, il faut détruire ce désir. Pour le détruire, il faut renoncer à soi-même, «< se délivrer de la soif de l'être », ne plus sentir d'attrait pour aucun objet ni pour aucun être. Telle est la doctrine primitive. Très probablement Çâkya-Mouni n'est pas allé au delà. Mais, en sondant plus avant, on trouve pour fondement une profonde conception métaphysique, et les penseurs qui sont tous venus plus tard n'ont pas manqué de la dégager. Le sage atteint au renoncement et à l'insensibilité en considérant que tout être étant composé est périssable, qu'étant périssable il est une simple apparence sans solidité ni support, un phénomène en train de disparaître, semblable à l'écume qui se fait et se défait à la surface de l'eau, à l'image qui flotte dans un miroir; bref, par la conviction profonde que les choses ne sont pas. « L'être << n'existant pas, la naissance n'existe pas; par l'anéan

«tissement de la naissance, la vieillesse, la mort, la « misère, les lamentations, les douleurs, l'inquiétude, <<<< le trouble sont anéantis. C'est ainsi que tout le grand << amas de douleurs sera anéanti. » Arrivé à cette conscience de son néant, l'homme échappe à la souffrance; car la souffrance, comme l'être, n'étant qu'une fumée, s'évanouit 1 avec l'être dans l'évanouissement universel. Il est désormais affranchi; les événements n'ont plus de prise sur lui; il se repose éternellement dans la pacifique sensation du vide qui est au fond et le fond de toute chose 2; il a touché le nirvâna, il est Bouddha.

Ceci est la voie philosophique; mais il y en a une autre toute populaire, et c'est par cette autre entrée largement ouverte que les malheureux se sont réfugiés dans la nouvelle religion. Rien de mieux approprié que la doctrine nouvelle à l'état des âmes. Ce qu'il y a de plus voisin de l'abattement profond, c'est le renoncement à soi-même. L'indignation, les convoitises, tous les âpres désirs militants ou absorbants se sont affaissés; on peut marcher sur l'homme sans le mettre en colère; il ne songe plus à se relever; à force d'être tombé, il trouve naturel d'être à terre; quand on lui parle de lui, il lui semble que c'est d'un étranger; il ne tient plus à lui-même; les objets beaux et brillants le laissent inerte; sa sensibilité est usée; il est tout prêt à recevoir le précepte de l'abnégation infinie.« Supprime en toi le désir, » dit Bouddha,

1. Ryga-tcher-rol-pa, p. 333. Trad. Foucaux.

2. Des commentateurs indiens et européens diffèrent sur le sens du mot nirvana. Plusieurs pensent qu'au temps de Bouddha ce mot désignait l'anéantissement de la perception, de la sensation et de l'action tout entière, mais non de la substance nue.

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