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nations et les migrations qu'il s'agit de démontrer.

D'autre part, nous n'avons aucune preuve pour admettre que les astres soient habités. Il n'y en a que deux que nous puissions observer, la Terre et la Lune. Selon toute vraisemblance, la Lune est déserte et impropre à la vie; si la Terre est peuplée d'êtres intelligents, c'est depuis cent ou deux cent mille ans, c'est-à-dire depuis cent ou deux cents minutes; des multitudes effroyables de siècles se sont écoulées avant que l'homme y soit né; une grande partie de sa surface est inhabitable; un soulèvement de montagnes, comme il s'en est produit vingt, peut engloutir demain notre race; il semble que nous ne soyons qu'un accident momentané dans son histoire, et nous n'avons pas d'autres inductions pour décider sur la population des astres. M. Reynaud affirme sans hésiter qu'ils sont tous habités: on dirait qu'il en revient. C'est là son second principe, évident de soi-même, du moins aussi évident que le premier.

Supposons pourtant qu'on admette l'âme comme capable de migrations et les astres comme peuplés d'âmes intelligentes; à tout le moins ce ne sont là que des conséquences lointaines, vraisemblables et non certaines, qu'on atteint par le désir et l'espérance plutôt que par la certitude et la preuve, qu'on avance au bout d'une psychologie et d'une astronomie comme le couronnement magnifique et chancelant de l'édifice. M. Jean Reynaud gravit tous les étages de cet édifice, escalade la plus haute tour, monte au dernier sommet, parvient à l'extrémité de la flèche la plus aiguë et la plus tremblante, et se dit : « Voici l'endroit convenable pour poser les fondements de

ma bâtisse. » Est-ce un principe d'architecture que de bâtir en l'air?

Examinons cependant le point principal et le plus nouveau du système, le dogme que notre âme a vécu avant sa naissance, et comptons les raisonnements qui l'établissent, d'après M. Reynaud.

Le premier argument est celui-ci : « Que dironsnous de tant d'âmes dont le mauvais naturel se fait jour dès le berceau? Les unes sont hébétées, les autres grossières et brutales. Avant même qu'aucun acte d'intelligence se soit produit, les traits du visage attestent déjà que les plus méchants instincts sont présents et n'attendent que le réveil pour se donner carrière. Ces âmes ont à peine achevé de prendre possession de la vie, et les voilà déjà corrompues ! M'obligerez-vous de penser qu'elles sont sorties dans un état si vicieux des mains de Dieu, dont toute œuvre, avant de s'être elle-même gâtée, ne peut être que parfaitement bonne? >>

Voici une seconde preuve : « Il est impossible de concilier, sans notre hypothèse, la justice de Dieu avec les maladies et les souffrances des enfants. Quoi! avant que l'âme, qu'il vient, selon vous, de créer, ait donné signe de vie, Dieu déciderait de sa pleine autorité de la joindre à un corps où elle ne trouvera que douleurs et déchirements, c'est-à-dire, en d'autres termes, qu'à peine tirée du néant, et toute innocente, il l'envoie sans autre procès au supplice! Cela peut aller à la toute-puissance d'un Moloch; mais, pour nous, permettez-moi de le dire, une telle idée sent le blasphème. »

Un troisième argument, c'est que « beaucoup d'enfants meurent dès leur naissance, Il serait contraire

à la providence de Dieu de créer exprès leurs âmes pour cette vie et au même instant de les en ôter. »

<< Enfin, si l'âme n'a pas vécu déjà ayant de naître, il s'ensuit que Dieu la crée dans des circonstances déshonorantes pour lui, par exemple au moment d'un viol ou d'un adultère. Telles sont ces instances à l'aide desquelles on oblige le créateur à sortir de son sublime repos ! La passion la plus déshonnête ou la plus scélérate trouve en lui, dès qu'elle le veut, un coopérateur fidèle, qui se hâte de venir couronner par un complément infini ce qu'elle lui a si misérablement préparé! Non, je ne vous accorderai jamais que le miracle de l'apparition d'une âme nouvelle au milieu de l'univers puisse avoir lieu sur une sommation de cette espèce. >>

Ne vous semble-t-il pas que nous soyons dans la vieille Sorbonne? Toute cette discussion est tirée des livres de saint Augustin sur la grâce. Du XIXe siècle nous voilà retombés au temps d'Origène. Ne sentezvous pas dans ces sortes d'arguments je ne sais quoi de suranné qui rebute et qui engage, non pas à réfuter le livre, mais à le fermer? Et ajoutez que le livre en est plein, que M. Jean Reynaud se transporte toujours, pour raisonner, au sein de l'essence divine; que de l'infinité et de la justice de Dieu il conclut la nature du monde, l'histoire des âmes, le système de leurs migrations. Dieu est infini, dit-il; donc il y a une infinité d'âmes et de mondes. Dieu doit toujours agir pour être toujours semblable à lui-même; donc il crée de toute éternité et il créera toujours, et à chaque instant, une infinité de mondes. · Dieu est bon; donc il propose pour destinée à toutes ses créatures un perfectionnement indéfini. - Dieu est juste;

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donc il conduit chaque âme après la mort dans un monde approprié à ses mérites. Dieu crée les êtres à son image; donc il donne à l'âme une puissance de former et gouverner le corps analogue à la toute-puissance par laquelle il façonne lui-même et organise la matière. Et mille autres conséquences de cette espèce. Jusques à quand se servira-t-on de cette méthode? N'est-elle pas assez condamnée par l'expérience? Ne sait-on pas que, selon les mains qui la manient, elle peut produire tous les systèmes? N'a-ton pas mesuré tout ce qu'elle renferme d'incertitude et de témérité? Définir Dieu comme une figure de géométrie, déduire de cette définition les règles de son action, le conduire par la main dans la création et dans le gouvernement du monde, se révolter contre les faits quand on ne les trouve pas conformes au roman qu'on s'est forgé, en inventer d'autres à perte de vue pour pallier les objections qui s'accumulent, arranger de toutes pièces l'âme et la matière, gouverner et réformer l'univers comme si l'on était Dieu soi-même, est-ce là une entreprise qu'on aurait dû renouveler de nos jours? Profitons donc au moins de l'expérience et des contradictions de nos devanciers. Ce n'est pas pour rien qu'il y a une histoire de la philosophie; nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour voir leur folie et pour fuir la méthode qui les a précipités dans de telles erreurs. Rappelons-nous ce qu'ils ont trouvé dans cette voie. Dieu est infini, disent les alexandrins, infiniment producteur, et ne peut produire que des choses analogues à sa nature. Et ils concluent que de l'Être simple et un, principe des choses, dérivent une série d'émanations de plus en plus complexes et de moins en moins pures, dont les

dernières sont des âmes engagées dans des corps. Dieu est un calculateur sublime, dit Leibnitz; donc il a dû faire du monde la plus ingénieuse machine possible, c'est-à-dire inventer l'harmonie préétablie du corps et de l'âme, et les combinaisons des monades. -Dieu, étant parfait, dit Malebranche, veut que son ouvrage soit digne de lui, et permet à la liberté de l'homme d'y introduire le péché originel, qui amène le sacrifice inestimable de Jésus-Christ. Dieu est bon, dit tel système né d'hier, Fourier par exemple; d'où il suit de là que les hommes sont destinés au bonheur parfait, qu'ils n'ont qu'à trouver la forme d'association convenable, et qu'aussitôt la félicité coulera par torrents sur la terre. Donnez-moi une opinion quelconque, je me charge de la justifier par la nature de Dieu. Donnez à Leibnitz la doctrine calviniste de la damnation éternelle et presque universelle, il démontrera qu'elle s'accorde le plus aisément du monde avec la providence de Dieu. Cette sorte de théologie est comme un puits sans fond d'où l'on tire à volonté la preuve de tous les systèmes possibles. Si l'on considère en Dieu un certain attribut, on en déduira un certain monde; si un autre attribut, un autre monde. Pour peu qu'on fasse pencher la balance du côté de la justice ou du côté de la bonté, du côté de l'intelligence ou du côté de la puissance, tout est changé. On a touché le ressort central, et l'immense machine roule à droite ou à gauche sans qu'on puisse l'arrêter. Quittez donc cette méthode scolastique et fantastique; revenez aux faits, aux expériences, à la certitude; n'exposez plus la philosophie au mépris des sciences. Pour estimer la vôtre à sa valeur, nous n'avons qu'à entrer dans un laboratoire ou dans un

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