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leurs sourires, de se croire dans un salon d'une vraie cour 1. Alors, pour la première fois, je verrais le théâtre de Racine, et je penserais enfin l'avoir compris.

1. Voir, sur les costumes de théâtre au dix-septième siècle, un article très fin et très neuf de M. Lamé, dans la Revue le Présent, 15 octobre 1857.

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La cour de Louis XIV est, je crois, le lieu du monde où les hommes ont connu le mieux l'art de vivre ensemble; on l'y a réduit en maximes, et on l'y a érigé en préceptes; on en a fait l'objet des réflexions, la matière des entretiens, le but de l'éducation, le signe du mérite, l'emploi de la vie ; les gens lui ont donné tout leur temps, tout leur esprit, toute leur estime et toute leur étude. Quoi de plus naturel dans une race sociale, parmi des gens oisifs, obligés d'être ensemble, de représenter et de s'observer? Le grand talent de Racine fut de s'accommoder à cette inclina- ▾ tion publique et d'imposer à son théâtre les bienséances de la société.

Ce que la société développe dans l'homme, c'est la finesse; elle fait des délicats, c'est son mérite et son tort; des délicats en toute chose, et d'abord en matière de sensations. On parle bas dans un salon; les éclats de voix y sont interdits, et pareillement toutes les actions trop fortes. Il faut que l'homme s'y contienne et s'y tempère, qu'il y modère ses gestes et qu'il y adoucisse ses expressions. Le niveau des convenances a passé sur les originalités pour en effacer

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les saillies; tout y est aisé, coulant; chacun évite de déplaire, presque tous cherchent à plaire. Les animosités disparaissent sous les saluts, et les convictions s'atténuent par les sourires. La politesse mutuelle et choisie semble avoir écarté les violences et les dangers de la vie réelle, comme les tapis et les lumières semblent avoir chassé les rudesses et les inégalités du climat naturel. Comment des gens ainsi élevés supporteraient-ils les excès du drame? L'imitation exacte de la mort et du meurtre : les jambes qui plient et l'homme qui râle à terre, les hoquets convulsifs du poison qui gagne, les sanglots de la gorge étranglée, les pieds furieux qui battent le sol, les yeux qui tournent et deviennent blancs, l'agonie des mains suantes et crispées, bon Dieu ! quelle vue! Leurs yeux, leurs oreilles, tous leurs sens en ont horreur. Écartez ces crudités de la scène; ne tuez que derrière le théâtre ; si le héros expire devant le public, que ce soit en vers décents, presque en cérémonie, tranquillement et pour terminer son rôle ', comme un chanteur d'opéra en achevant de perler sa roulade. De tels spectateurs n'ont pas besoin de la grosse illusion qu'exige le peuple; ils la méprisent; ils veulent être toujours maîtres d'eux-mêmes. S'ils vont au théâtre, ce n'est point pour être transportés et secoués, mais pour juger la vie et reconnaître les nuances de leurs sentiments. Ils sont

1. Quand Ducis arrangea son Othello, au dénoûment beaucoup de femmes s'évanouirent; la sensation était trop forte. Le bon Ducis fit alors un second dénoûment ad libitum : au moment où Othello lève le poignard sur Hédelmone, entre le doge, excellent homme, qui a tout découvert :

Othello, votre ami

L'exécrable Pizarre était votre ennemi.

connaisseurs en matière de nature humaine, et viennent observer de leurs loges comme tout à l'heure dans leurs salons. Jugez maintenant si vous pouvez leur montrer le tumulte de la vie et le débordement des passions. Ils refusent de voir les mouvements violents, les coups, les gestes, qui sentent le peuple; ce n'est pas seulement à titre de grands seigneurs, mais encore à titre de gens bien élevés ; ils fuient l'expansion rude comme un signe de brutalité et comme un signe de roture; ils tiennent autant à leurs façons qu'à leur rang. Ils veulent qu'Hermione, Roxane, Phèdre, gardent jusque dans les moments extrêmes l'éloquence et le bon goût, qu'une apparence de raison les justifie, qu'elles insultent avec suite et avec mesure, qu'elles parlent toujours comme des dames du meilleur monde et qu'elles se sachent en public. Ils défendent qu'on montre l'animal et le fou qui sont dans l'homme, les hurlements de la bête de proie, le radotage du maniaque, la convoitise de l'amour, les saccades de la douleur. Daignez regarder un mélodrame du boulevard au sortir d'une soirée choisie; entendez le cri rauque et voyez les yeux fixes de la mère à qui le traître vient d'enlever son enfant; vos nerfs malades vous expliqueront alors pourquoi Racine n'a pas peint les sensations physiques, pourquoi les convenances et les habitudes du monde ont exclu de la tragédie l'illusion complète et l'action corporelle, qui sont les extrémités de la croyance et de la vérité.

Avec les sens, la société raffine l'esprit; car il faut beaucoup de finesse pour ne jamais choquer et pour souvent plaire. Vous avez souvent admiré un homme du monde qui, debout au coin de la cheminée, devant

un cercle de femmes, conte une histoire ou dit des mots. Quel tact sûr et prompt, quelle divination innée ! Comme il suit dans tous les yeux les demi-sentiments, les légères impressions qu'il y fait naître ! Un regard plus sérieux, un sourire moins vif, un imperceptible mouvement de lèvres l'avertit à temps; il tourne court ou change sa phrase; il a compris qu'il allait effleurer un endroit dangereux; à l'instant, le voilà à cent lieues ; la pensée est à peine née qu'il l'a déjà saisie; bien mieux, il la suit d'avance, glissant, circulant avec elle aussi agilement et aussi aisément qu'une paille qui suit les ondulations et les remous d'un courant. Il n'y a que lui qui sache louer; ses éloges calculés semblent involontaires; on ne les remarque pas, on ne les sent qu'au plaisir qu'ils vous font; on ne peut pas s'en défier; la sincérité parfaite ne parlerait pas autrement; on dirait qu'il dissimule son approbation, qu'il a peur de blesser votre modestie, qu'il veut ménager votre délicatesse, que, s'il vous loue, c'est malgré lui. Telles sont dans Racine les conversations ordinaires, si éloignées des pesantes. flatteries que les héros de Corneille s'assènent entre eux consciencieusement et à tour de rôle. Entre les deux poètes, les hommes se sont polis. On ne voit plus de matamores comme Sertorius et Pompée tirer l'un contre l'autre le gros canon des compliments, ni des amoureux comme Sévère étouffer leur maîtresse sous l'amas de leurs tirades. Tout est devenu fin; les bonnes et les mauvaises passions se déguisent; les bienséances ornent et couvrent tout; les pires brutalités semblent adoucies; Pharnace, qui veut épouser Monime par force, a l'air du prétendant le plus loyal et le plus fidèle, et toutes les magnifi

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