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le rencontre déjà dans le bavardage et la clarté des mystères; et, dans son théâtre démocratique et chargé d'images, Victor Hugo, qui croyait le contredire, a plaidé comme lui.

8 II

MOEURS DE SON THÉATRE

On a blâmé Racine d'avoir peint sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV; c'est là justeI ment son mérite; tout théâtre représente les mœurs contemporaines. Les héros mythologiques d'Euripide sont avocats et philosophes comme les jeunes Athéniens de son temps. Quand Shakspeare a voulu peindre César, Brutus, Ajax et Thersite, il en a fait des hommes du seizième siècle. Tous les jeunes gens de Victor Hugo sont des plébéiens révoltés et sombres, fils de René et de Childe-Harold. Au fond, un artiste ne copie que ce qu'il voit, et ne peut copier autre I chose; le lointain et la perspective historique ne lui servent que pour ajouter la poésie à la vérité.

Dans la vie ordinaire, le premier personnage est le peuple; c'est pourquoi dans le théâtre aristocratique le peuple manque. Comment un plébéien y paraîtrait-il? Ses habits et ses manières feraient tache; à peine si on les souffre dans une bouffonnerie; encore les grands seigneurs ont trouvé dégoûtant de traîner leurs yeux pendant cinq actes sur un M. Jourdain. Pour le peuple en masse, à la vérité, il peut servir; car, dans les séditions, il touche à la couronne des

rois, même à leur tête. Mais quel spectacle, et comme l'orgueil du rang se révolte à l'idée d'une pareille profanation 1! Écartez bien loin de tels scandales; qu'ils s'accomplissent derrière la scène. Épargnez-nous le tumulte et les cris de la canaille; c'est bien assez qu'il y ait au monde des cordonniers et des marchands; ne nous imposez pas le supplice de les voir. Si la nécessité vous réduit à nous montrer des roturiers, que ce soient des domestiques; que Pylade donne des ordres à ses compagnons, mais qu'ils se gardent de répondre; nous ne voulons pas entendre le bruit avilissant de pareilles voix. Faites entrer des gardes, puisque la dignité du prince a besoin de leur cortège; mais qu'ils soient de simples mannequins, dociles à la parade, utiles pour faire ressortir la sereine arrogance du maître, qui, sans les regarder, les renvoie d'un geste 2. Si une révolution vous contraint de les consulter, qu'ils se tiennent en bon ordre, immobiles; le plus qualifié d'entre eux, un échevin, Azarias, féra le serment à leur place; on ne peut toucher de telles mains que par une main intermédiaire. Leur seul emploi est de servir; quel que soit le service, ils sont trop honorés de le rendre; c'est une gloire pour l'enfant roturier que de mourir pour son jeune maître; la vertueuse Andromaque ne s'en est point fait scrupule : elle a ordonné de prendre chez quelque servante du palais un enfant conve

1. Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ? N'allez point dans un camp, rebelle à votre époux, Seule à me retenir vainement obstinée,

2.

Par des soldats peut-être indignement traînée,
Présenter, pour tout fruit d'un déplorable effort,
Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
Et vous, qu'on se retire.

nable, et Ulysse, trompé, a fait tuer le petit paysan (heureux enfant!) au lieu d'Astyanax 1. Pour entrer sur le théâtre comme dans le monde aristocratique, l'homme du peuple n'a qu'un moyen, qui est de se faire domestique de confiance, c'est-à-dire confident. Ce confident tant raillé est un des personnages les mieux imités du théâtre monarchique. Il peut être roturier ou grand seigneur, peu importe; devant le prince, tout est peuple. Son mérite est de n'être point un homme, mais un écho; plus il a d'esprit, plus il s'efface. Car, à la cour, il n'y a qu'une pensée digne d'être écoutée, celle du prince : toutes les autres ont pour devoir de la mettre en relief; il n'y a qu'un intérêt digne qu'on s'en occupe, celui du prince; tous les autres ont pour devoir de le servir. Ses confidents sont à lui comme sa main ou sa perruque; il est devenu tout à la fois leur dieu, leur maîtresse et leur père; toutes leurs affections se sont ramassées sur lui, avec toute la force de l'habitude, de l'intérêt, du devoir et de la passion. On ne doit point s'apercevoir qu'ils sont bons, méchants, sots, spirituels, ni s'ils ont une famille, une religion ou un caractère; ces traits ont disparu sous le niveau des convenances qu'ils observent et de l'emploi qu'ils remplissent. Son chambellan mort, le roi en aura le lendemain un semblable, et saura à peine qu'il en a changé; ce sera un fauteuil commode après un fauteuil commode; il le trouvera aussi pliant quand il lui fera l'honneur de

1. Le comte de Horn, assassin et voleur, fut roué sous la Régence; cela parut incroyable; des femmes du peuple qui étaient sur la place le jour de l'exécution disaient : « Ça, un comte? allons donc! Est-ce que vous ne savez pas que c'est un soldat aux gardes-françaises à qui l'on a donné de l'argent pour être roué à la place de l'autre, et qui se fait petit? »

s'asseoir sur lui. Il le trouvera aussi lustré et aussi verni. Devant le roi, le premier devoir est de savoir bien parler; il n'y a que des gens de la meilleure éducation dans son antichambre. Ne vous figurez pas ici, je vous prie, les grosses ménagères qui vous font bâiller au Théâtre-Français, mais des duchesses en magnifiques robes lamées, accomplies dans l'art des révérences, qui d'un sourire enchanteur présentent la chemise, qui savent s'appuyer sur un fauteuil, apporter une lettre, étaler leur jupe, écouter un récit avec une grâce et une dignité capables de ravir les cœurs. « Il n'y a que ces gens-là, disait Napoléon,

qui sachent servir. » Quelle que soit l'intimité, soyez sûrs qu'ils se tiendront toujours à leur place. Pylade, qui était l'ami d'Oreste, est devenu son menin; Enone, qui était la nourrice de Phèdre, est devenue sa suivante. Ils disent vous à leurs maîtres, qui les tutoient. Ils sont dans la chambre du prince pour aider à ses monologues; ils mettent des transitions entre ses idées; ils lui fournissent des sujets de développement; ils l'avertissent et le contredisent juste autant et aussi peu qu'il faut pour donner carrière à ses raisonnements et à ses passions; ils arrangent et époussètent son esprit comme sa garde-robe; leur office est de mettre en ordre ses pensées comme ses habits. On peut tout dire devant eux; à la volonté du maître, ils n'ont point d'oreilles. On dit tout devant eux; ils servent de déversoir; ils essuient l'épanchement des paroles, comme un mouchoir l'épanchement des larmes. On fait tout par eux et devant eux; l'ordre du prince est leur volonté, et son caprice leur conscience; trahison, rapt, calomnie, assassinat, ils prêtent à l'instant leur main, leur langue, leur appro

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