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Le pamphlétaire Calender, s'étant retourné contre lui, avait dénoncé ses tripotages; le public avait ri en apprenant les vilains secrets de ses mœurs privées, son commerce avec une esclave, l'histoire des petits quarterons élevés dans sa maison et qui avaient dans leurs veines le plus beau sang de l'Amérique. Il quitta les affaires à propos et se retira dans ses terres. Cette retraite même ne fut point tranquille jusqu'au bout. Ses concitoyens se croyaient le droit de le visiter de force à titre d'ancien président et de curiosité américaine. Une hospitalité prodigue, de mauvaises récoltes, des crises financières, la banqueroute d'un de ses amis, finirent par le ruiner. Déjà, en 1814, il avait été obligé de vendre sa bibliothèque. Des débats offensants s'étaient élevés à ce sujet dans la législature, et on ne l'avait achetée qu'à vil prix. En 1826, il demanda la permission de mettre ses biens en loterie, et, à ce propos, composa un petit écrit pour défendre ces sortes d'entreprises: triste expédient pour un homme qui s'était fait une loi «< de ne jamais souscrire à une loterie »; pour comble d'humiliation, la législature hésita, et, lorsqu'enfin l'autorisation fut arrachée, il avait eu le temps de sentir jusqu'au fond l'amertume de la mendicité et l'incertitude de la reconnaissance publique. On fit une souscription pour payer ses dettes, et l'on eut de la peine à réunir le quart de la somme nécessaire. Il était malade, il avait quatre-vingt-trois ans, et voyait venir le moment où il irait finir dans un hôtel garni. Heureusement la maladie se hâta; il mourut le 4 juillet 1826, anniversaire du jour où il avait composé la déclaration de l'indépendance. Six mois après, ses meubles étaient vendus à l'encan.

Deux mots résument ce solide travail : suivant l'auteur, Jefferson, en poussant les États-Unis sur leur pente naturelle, a gagné la popularité et le pouvoir, mais compromis la dignité de son caractère et amoindri l'autorité de sa place. Suivant l'auteur, les ÉtatsUnis, en glissant sur leur pente naturelle, ont fini par descendre dans la démocratie brutale, et se tirent maintenant des coups de canon.

Octobre 1861.

RENAUD DE MONTAUBAN

(Renaud de Montauban, publié pour la première fois d'après les manuscrits par M. Michelant.)

Ce livre est un poème français du moyen âge, et il est publié par un Français. Mais ce qu'il y a de particulier, c'est qu'il est édité dans le Wurtemberg, à Stuttgart, avec titres, sommaires, appréciations, commentaires en allemand, aux frais d'une société allemande. Cette société s'est formée en 1842 et se compose de quatre à cinq cents curieux et savants. Elle publie ainsi tous les ans environ cinq volumes d'ouvrages importants et rares; chaque membre reçoit un exemplaire de chaque ouvrage et paye vingt-cinq francs par an. Ils ne vendent point de volume isolé, mais seulement la collection d'une année, et encore à un petit nombre d'exemplaires. Ils se suffisent à euxmêmes, sans encouragements ni souscriptions officielles. Ils impriment les livres pour les lire et ne travaillent qu'afin de savoir. Voilà la véritable association, désintéressée et libre, exempte d'ambition et affranchie de protection. « C'est pourquoi, dira le lecteur, elle siège non à Paris, mais à Stuttgart. » - Je

demande pardon au lecteur, il y en a plusieurs semblables, non à Stuttgart, mais à Paris.

Il est bien entendu que le travail de l'éditeur est gratuit; il prend la peine de publier pour avoir le plaisir de publier. En tout cela, il semble qu'il n'y ait qu'une corvée pure. Déchiffrer des manuscrits illisibles, copier de sa main vingt ou trente mille vers, corriger de mauvais textes, comparer et noter les variantes, revoir deux ou trois fois toute cette besogne en épreuves, il est difficile de démêler quelque attrait dans un pareil travail. Et cependant il en est ici comme pour toutes les corvées : jamais les hommes de bonne volonté ne manquent; quand un capitaine en campagne demande vingt volontaires pour un service dangereux, il y en a quarante qui s'offrent. L'idée d'une œuvre utile, d'un but noble, suffit pour vaincre les lassitudes et les répugnances. Dès qu'on se sent compris comme ouvrier dans une grande œuvre, on ne songe plus à soi, mais à l'œuvre. Ce serait une longue liste que celle des dévouements obscurs par lesquels la société subsiste et se développe, et qui s'accomplissent en silence, sans emphase, parfois sous des dehors de gaieté indifférente et de scepticisme mondain. Tel a perdu un œil à force de regarder au microscope des préparations anatomiques; un autre a employé des mois à démêler les causes de la putréfaction, et cela parmi des odeurs si suffocantes qu'il ne pouvait rester en observation plus d'une minute à la fois; un autre passe deux mois à fouiller vingt mille pages de vieux bouquins pour ramasser quatre observations d'une maladie. J'en sais un qui, sa femme et ses enfants couchés, ayant achevé ses dix heures de travail alimentaire, travaillait la moitié de la nuit pour

écrire les petits articles ennuyeux d'un dictionnaire de la Bible; à cet effet, entre ses heures de bureau, il avait appris le grec et l'hébreu. Notez que, dans la plupart des cas, il y a auprès du travailleur une femme qui voudrait bien des chapeaux, une fille qui a besoin d'une dot, un fils qu'il faut mettre au collège, une famille qui se croit lésée toutes les fois qu'on ne travaille pas fructueusement et pour elle. Le travail se fait pourtant, même en France, même à Paris, où l'homme est plus chargé qu'ailleurs, où les frais de la vie sont plus grands, où les tentations du luxe sont plus âpres, où la femme ne se résigne pas, comme celle de tel grand indianiste allemand, à faire de ses mains la cuisine et la lessive. Comment les choses s'arrangent-elles? On ne se l'explique point, sinon par la toute-puissance de l'idée; l'homme en est possédé et marche en avant, sans faire attention aux ronces qui le blessent. Il n'y a point de science, d'administration, d'établissement public où on ne rencontre des Littré et des Burnouf de second ordre, simples soldats, sergents, si vous voulez, dans la patiente armée dont ceux-ci sont les capitaines; mais qui, comme leurs capitaines, ont passé leur vie à s'oublier. Leur plus grand chagrin est de servir trop peu, de demeurer l'arme au bras, attendant qu'on les emploie. On me dit que M. Michelant, qui a déjà publié trois ou quatre volumes dans cette société de Stuttgart, tient en portefeuille depuis dix ans un autre travail énorme, soixante mille vers copiés de sa main, tout Chrétien de Troyes; je suis sûr que le meilleur jour de sa vie sera celui où il obtiendra, par tour de faveur ou ancienneté d'attente, la rebutante commission de l'imprimer,

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