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<< sentirez votre intelligence se développer, grandir, <«<et sa vue atteindre des distances prodigieuses; il <«< n'est, en effet, ni temps ni lieu pour l'esprit.... « Quoique ces choses s'opèrent dans le calme et le «< silence, sans agitation, sans mouvement extérieur, << néanmoins tout est action dans la prière, mais ac<< tion vive, dépouillée de toute substantialité et ré<«<< duite à être, comme le mouvement des mondes, << une force invisible et pure. » Ceci est la théorie de l'extase; vous jugez quelles beautés et quels rêves elle peut enfanter. La fin de Séraphita ressemble à un chant de Dante; le fond du dogme y reste chrétien, et la destinée humaine est présentée comme une suite de vies ascendantes où l'âme, guidée d'abord « par << l'amour de soi, puis par l'amour des êtres et enfin << par l'amour du ciel, traverse tour à tour le monde << naturel, le monde spirituel et le monde divin >>. Mais toutes les splendeurs de l'hallucination et de la poésie viennent couvrir la doctrine; une vision confuse et magnifique ouvre le ciel, sorte d'océan de lumière où nagent les mondes, chacun dans sa robe d'or, autour du mystérieux et flamboyant moteur qui leur communique la vie et l'amour. « Ils entendirent les di<<< verses parties de l'infini formant une mélodie vi<< vante; et, à chaque temps où l'accord se faisait sentir <«< comme une immense respiration, les mondes, en<< traînés par ce mouvement unanime, s'inclinaient «< vers l'Être immense qui, de son centre impéné<< trable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui.... « La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfan<«< tait la lumière, les couleurs étaient lumière et mé<«<lodie, le mouvement était un nombre doué de la << parole; enfin tout y était à la fois sonore, diaphane,

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<«< mobile; en sorte que, chaque chose se pénétrant <«< l'une par l'autre, l'étendue était sans obstacle et << pouvait être parcourue par les anges dans la pro« fondeur de l'infini. Là était la fête. Des myriades <«< d'anges accouraient tous du même vol, sans con<«<fusion, tous pareils, tous dissemblables, simples <«< comme la rose des champs, immenses comme les << mondes. Il ne les vit ni arriver ni s'enfuir; ils ense<< mencèrent soudain l'infini de leur présence, comme «<les étoiles brillent dans l'indiscernable éther. »> Voilà les féeries et les croyances auxquelles aboutit son génie. Pour les exprimer, il abusait du roman, comme Shakspeare du drame, lui imposant plus qu'il ne peut porter. Shakspeare, opprimé par un surcroît de poésie, mettait sur la scène des cantates, des opéras, des rêveries, et tous les enfants charmants ou dévergondés de la fantaisie. Balzac, opprimé par un surcroît de théories, mettait en romans une politique, une psychologie, une métaphysique, et tous les enfants légitimes ou adultérins de la philosophie. Beaucoup de gens s'en fatiguent, et rejettent Séraphita et Louis Lambert comme des rêves creux, pénibles à lire; ils voudraient une philosophie moins romanesque ou des romans moins philosophiques. Ils ne se trouvent ni assez instruits ni assez amusés; ils demandent plus d'intérêt ou plus de preuves. Ils devraient remarquer que ces œuvres achèvent l'œuvre, comme une fleur termine sa plante; que le génie de l'artiste y rencontre son expression complète et son épanouissement final; que le reste les prépare, les explique, les suppose et les justifie; qu'un cerisier doit porter des cerises, un théoricien des théories, et un romancier des romans.

II

On fait des mots sur tout, à Paris; c'est une façon de résumer les idées pour les rendre portatives. En voici quelques-uns que j'ai recueillis sur Balzac :

« C'est le musée Dupuytren in-folio. >>

« C'est un beau champignon d'hôpital. » « C'est Molière médecin. »

« C'est Saint-Simon peuple. »

Je dirai plus simplement : Avec Shakspeare et Saint-Simon, Balzac est le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine.

JEFFERSON

(Jefferson, étude historique sur la démocratie américaine, par Cornélis de Witt.)

Le public ne sait pas ce qu'il en coûte de peine pour faire un bon livre, c'est-à-dire un livre dans lequel l'auteur pense par lui-même et écrit d'après les documents originaux. En voici un qui donne l'envie d'établir ce compte on s'habitue un peu trop volontiers à nous traiter d'amateurs et de pa

resseux.

Les écrits de Jefferson comprennent neuf volumes. Les biographies et les documents publiés pour ou contre lui en comprennent quatorze; les biographies et les œuvres de ses plus illustres contemporains, soixante-dix-sept; les histoires originales et les expositions authentiques de la Constitution américaine, quatorze; la correspondance manuscrite des ministres et plénipotentiaires français, environ cent cinquante. En tout, deux cent soixante-quatre volumes, auxquels on doit ajouter une centaine pour les voyages, romans, autobiographies, poèmes et autres ouvrages de littérature courante, sans lesquels on ne

connaît pas la physionomie vraie d'un siècle et d'un pays.

Vous remarquerez ensuite qu'on n'est point maître d'un document pour l'avoir feuilleté ni même pour l'avoir lu. Il faut l'avoir relu, l'avoir comparé à d'autres, se l'être rendu familier, y avoir réfléchi hors de son cabinet, en promenade, en voiture; les idées ne nous viennent pas à l'heure dite; on ne juge pas une époque au pied levé; on ne ressuscite pas à volonté dans son imagination et dans son esprit la figure d'un homme; il faut attendre, laisser faire le temps, l'occasion, le hasard. Souvent c'est un accident de la vie journalière, une observation domestique, une lecture de journal qui achèvent en nous une idée qu'après beaucoup d'efforts nous avions laissée incomplète. Quelquefois on lit un volume pour écrire une page. Je sais un homme qui un jour en lut quatre pour écrire trois lignes. Il y a telle phrase que nous avons mûrie depuis quinze ans avant d'en être sûrs et d'oser la dire. Et au fond il en est ainsi de toutes nos phrases. Les idées d'un homme réfléchi ont leurs racines et leurs attaches dans toute sa vie spéculative et pratique, dans tout son présent et dans tout son passé. Concluez hardiment qu'un écrivain ou un artiste, même lorsqu'il rêvasse dans un fauteuil ou qu'il flâne sur le boulevard, se donne autant de mal qu'un autre, et que les trois ou quatre cents pages barbouillées d'encre auxquelles de loin en loin aboutit son effort contiennent autant de travail que les rapports d'un secrétaire de préfecture, les écritures d'un caissier ou les requêtes d'un avoué.

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