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ciaire. Balzac compte les bégaiements, les verrues, les tics, toutes les petites misères, toutes les grandes laideurs qui se rencontrent dans l'homme vertueux comme dans les autres. C'est le rendre visible, mais c'est l'amener du ciel en terre; il le fait réel, mais il l'amoindrit. Il l'amoindrit d'une autre façon encore; car il ne peint jamais d'autres sources de vertus, les plus pures de toutes, la grandeur d'idées qui a soutenu MarcAurèle, et la délicatesse d'âme qui a guidé Mme de Clèves. Il a besoin de l'enfer pour encourager ses saintes. Les bienfaits de Bénassis et de Mme Graslin ne sont que les calculs d'un grand remords. Mme Hulot, Mlle Cormon, Mme de Mortsauf placent à gros intérêts sur la terre, afin d'être mieux payées dans le ciel. La vertu ainsi présentée n'est qu'un prêt à usure et sur gages. C'est la plus laide idée de Balzac. Que le naturaliste nous désenchante, on s'y résigne; mais que l'artiste supprime en nous l'élévation et la finesse, on se révolte, et on lui répond que, s'il les abolit dans les autres, c'est probablement parce qu'il ne les trouve point en lui.

V

En effet, son idéal est ailleurs. Ses médecins n'ont pas de plus grand plaisir que la découverte d'une maladie étrange ou perdue; il est médecin et fait comme eux. Il a décrit maintes fois 1 des passions contre nature telles, qu'on ne peut pas même les indiquer ici.

1. La Fille aux yeux d'or, Sarrasine, Vautrin, une Passion dans le désert.

Il a peint avec un détail infini et une sorte d'entrain poétique l'exécrable vermine qui pullule et frétille dans la boue parisienne, les Cibot, les Rémonencq, les Mme Nourrisson, les Fraisier, habitants venimeux des bas-fonds obscurs, qui, grossis par la lumière concentrée de son microscope, étalent l'arsenal multiplié de leurs armes et l'éclat diabolique de leur corruption. Il est allé chercher dans tous les recoins et dans toutes les fanges les créatures étranges ou malsaines qui vivent en dehors de la loi et de la nature, des joueurs, des entremetteuses, des bohèmes, des usuriers, des forçats, des espions; il a si bien pénétré dans leur être, il a si fortement lié et équilibré tous leurs ressorts, il a rendu leur naturel si nécessaire et leurs actions si conséquentes, qu'en les détestant on les admire, et que l'imagination qui voudrait s'en détourner ne s'en détache plus. Ce sont, en effet, les héros du naturaliste et du rude artiste que rien ne dégoûte; ils sont les curiosités de sa galerie. Vous passez vite devant ses honnêtes femmes indélicates, devant ses prêtres emphatiques, devant ses grands hommes nébuleux ou bavards; le beau n'est point ici; un muséum n'est point un musée. Mais vous vous arrêtez devant ses gens de métier et d'affaires, chacun casé sous sa vitrine, étalant les arrêts et les excès de développement qui le rangent dans son espèce; devant ses gens d'esprit tous éblouissants, pervertis et dégoûtés; devant ses femmes malades, ses commères de province, ses dames auteurs et ses lorettes; devant ses hommes vertueux, préparés comme les autres par la triste méthode anatomique, et qui tous tirent leurs vertus de leurs préjugés, de leurs manies, de leurs calculs ou de leurs vices; devant les êtres

excentriques ou difformes qu'il a réservés et mis en saillie comme pièce d'élite. Attendez encore un instant, il va lever un rideau et vous verrez dans une salle distincte les monstres de la grande espèce : il les aime encore mieux que les petits.

S V

LES GRANDS PERSONNAGES

Si vous croyez que dans la nature humaine la pièce essentielle est la raison, vous prendrez pour héros la raison, et vous peindrez la générosité et la vertu. Si vos yeux s'appliquent à la machine extérieure et ne s'attachent qu'au corps, vous choisirez le corps pour idéal, et vous peindrez des chairs voluptueuses et des muscles vigoureux. Si vous voyez dans la sensibilité la partie importante de l'homme, vous ne verrez de beauté que dans les émotions vives, et vous peindrez les accès de larmes et les sentiments délicats 1. Votre opinion sur la nature fera votre opinion sur la beauté; votre idée de l'homme réel formera votre idée de l'homme idéal; votre philosophie dirigera votre art. C'est ainsi que la philosophie de Balzac a dirigé l'art de Balzac. Il considérait l'homme comme une force : il a pris pour idéal la force. Il l'a affranchie de ses entraves; il l'a peinte complète, libre, dégagée de la raison qui l'empêche de se nuire à elle-même, indifférente à la justice qui l'empêche de nuire aux autres; il l'a agrandie, il l'a nourrie, il l'a déployée et l'a donnée en spectacle, au

1. Par exemple Corneille, Rubens, Dickens.

premier rang, comme héroïne et comme souveraine, dans les monomanes et dans les scélérats.

Comment rendre beaux la folie et le vice? Comment gagner notre sympathie à des bêtes de proie et à des cerveaux malades? Comment contredire l'usage presque universel de toutes les littératures et mettre l'intérêt et la grandeur à l'endroit précis où elles ont ramassé le ridicule et l'odieux? Qu'y a-t-il de plus honni que le soudard grossier, poursuivi de quolibets et de mésaventures depuis Plaute jusqu'à Smollett? Regardez, le voilà qui se transforme; Balzac l'explique vous apercevez les causes de son vice; vous vous pénétrez de leur puissance et vous prenez part à leur action. Vous êtes transporté par la logique et vous voyez disparaître la moitié de votre scandale et de votre dégoût. Philippe Brideau est un soldat dépravé par le métier et la famille, par le succès et le malheur. Officier à dix-huit ans, il a eu pour éducation la campagne de Waterloo, les trahisons et les débandades; puis, au Texas, le spectacle de l'égoïsme et de la brutalité américaine. Lieutenant-colonel et deux fois décoré, du plus haut des rêves de la jeunesse, de l'ambition et du succès, il est retombé dans sa famille ruinée, pauvre hère opprimé et suspect, encagé comme un lion derrière le grillage d'une caisse, habitant haineux des bas-fonds du théâtre et de la presse, bientôt malade des débauches où il se roule pour s'assouvir et se distraire, puis conspirateur et jeté en prison au sortir de l'hôpital. Il a été endurci par le spectacle et l'exercice de la force; il a été aigri par l'humiliation de la défaite et les privations de la misère; il a été corrompu par la compagnie des escrocs, par l'habitude de l'orgie, par l'indulgence

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