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doctrine ainsi formée. Priez-la de faire des concessions aux découvertes modernes, de s'accommoder avec l'expérience et le raisonnement, de se développer, de quitter sa forme antique et inflexible pour ouvrir ses ailes et s'élancer dans les voies nouvelles. Le conseil est contraire à sa nature. Ceux qui la représentent ne vous comprendront pas et ne vous écouteront pas. Que vient dire ici la raison boiteuse et incertaine, quand c'est la révélation et la foi qui parlent? La foi et la révélation lui répondent : « Je vois Dieu, je sens sa volonté et sa vérité; il est ici présent; voici le dogme de son Église; je crois et je ne discute point. Ma croyance vient d'ailleurs et de plus haut que la vôtre; elle n'est point soumise à vos règles, elle n'admet pas vos vérifications, elle est indépendante de vos méthodes. Gardez vos lents procédés, vos douteuses inductions, vos syllogismes sans fin; la connaissance que j'ai est directe, elle atteint son objet sans intermédiaire. Pendant que vous vous traînez à terre, il arrive du premier bond au sein de la vérité. »

Aussi y a-t-il toujours quelque ridicule à discuter avec un fidèle. L'adversaire use du raisonnement et de l'histoire contre une croyance qui ne s'établit ni par l'histoire ni par le raisonnement. Les preuves historiques qu'elle présente, les témoignages, tous les signes extérieurs de vérité, ne sont que des ouvrages avancés qu'elle perd ou qu'elle conserve sans grand dommage. On s'y bat moins par intérêt que par acharnement et par esprit de parti. Les soldats s'y font tuer, mais les grands généraux estiment ces postes pour ce qu'ils valent; ils savent que le sort de la forteresse n'en dépend pas. Quand Pascal, par exemple, consent à descendre sur le terrain de ses adversaires,

il n'est jamais inquiet il sent que le dogme derrière lui est défendu par une barrière infranchissable. Il . avoue que pour la raison la religion n'est pas certaine, que bien des figures de l'Ancien Testament sont << tirées aux cheveux »; que, s'il y a dans les Écritures de quoi convaincre les fidèles, il y a de quoi aveugler les incrédules; que c'est la grâce qui donne la foi, et qu'en définitive le moyen de supprimer les doutes n'est pas d'examiner le sens et l'authenticité des textes, mais de prendre de l'eau bénite, d'aller à la messe et de plier la machine. Supposons que des érudits allemands un peu aventureux (la chose n'est pas rare) traitent la Bible comme un livre hindou ou persan, qu'ils lui demandent l'âge de ses diverses. parties, le nom de tous ses auteurs, les preuves détaillées de son autorité. Admettons encore que, pour expliquer les prophéties, les légendes et les miracles, ils tiennent compte du climat, du sol, du voisinage du désert, de la constitution nationale, de l'imagination nationale. Imaginons enfin qu'ils appliquent au livre tous les doutes de la critique et de la logique. Il est clair que le livre aura le sort d'un livre hindou ou persan. Nos raisonneurs jugeront que nul peuple n'a eu plus de penchant pour l'hallucination, moins d'aptitude pour la science, plus de facilité à s'exalter et à croire, moins de dispositions pour raisonner exactement et juger sainement. Ils trouveront que ses livres ont subi autant d'altérations et présentent aussi peu de garanties que les premiers poèmes de la Perse ou de la Grèce. Ils expliqueront l'histoire des Juifs et du christianisme d'une manière aussi plausible et par des raisons aussi naturelles que le développement du polythéisme et l'histoire du peuple romain. Mais le

vrai fidèle les regardera faire en souriant; il prendra en pitié et en défiance la raison humaine, qui, livrée à ses propres forces, dévie ainsi de la droite ligne, et, dès que l'autre voudra conclure, il s'enfuira à cent mille lieues dans le ciel.

Concevons donc que les principes de croyance dont la religion fait usage sont des facultés à part, que ces facultés échappent aux prises et à l'attaque de la raison, qu'elles la considèrent souvent comme ennemie, toujours comme subalterne, et que c'est les trahir et les condamner que de leur imposer pour guide celles qu'elles traitent en adversaire ou en servante. Cette conciliation prétendue est une guerre déclarée à la religion.

III

Cette conciliation prétendue est aussi une guerre déclarée à la raison. Car quel cas la raison fait-elle des deux facultés et des deux procédés qui fondent les religions? Parlez à un savant de déférence à l'autorité, de foi immédiate, de croyance sans preuves, d'assentiment donné par le cœur; vous attaquez sa méthode et vous révoltez son esprit. Sa première règle dans la recherche du vrai est de rejeter toute autorité étrangère, de ne se rendre qu'à l'évidence personnelle, de vouloir toucher et voir, de n'ajouter foi aux témoignages qu'après examen, discussion et vérification. Sa plus vive aversion est pour les affirmations sans preuves qu'il appelle préjugés, pour la croyance immédiate qu'il appelle crédulité, pour l'assentiment du cœur qu'il appelle faiblesse d'esprit.

Vous lui objectez la force irrésistible de la foi; il répond par un chapitre de Dugald-Stewart, et prouve que la croyance est distincte de la connaissance, que l'imagination, l'habitude et l'enthousiasme suffisent pour fixer notre assentiment, que souvent la conviction est d'autant plus puissante qu'elle est moins légitime, et que l'erreur compte autant de martyrs que la vérité. Vous lui opposez l'ascendant de l'inspiration involontaire et la lucidité des révélations surnaturelles; il ouvre le livre d'Esquirol, il en rapproche l'histoire de Jeanne d'Arc, de Mahomet ou des puritains, vous montre que les visions sont l'effet d'une irritation cérébrale et qu'il suffit d'une potion pour faire un halluciné. Il croit à l'observation prudente et sceptique, à l'induction lente, à la généralisation circonspecte, au syllogisme exact, aux formules précises, et vous venez lui demander de joindre à ses méthodes les méthodes contraires. Vous lui imposez la croyance sans preuves qu'il laisse au peuple, et la vision extatique qu'il laisse aux malades. Vous renversez sa nature, vous détruisez ses principes, vous faites plus contre lui que vous ne faisiez contre la religion. Tout à l'heure vous égaliez à la foi une faculté que la foi traite de subalterne; maintenant vous égalez à la raison une faculté que la raison regarde comme pernicieuse. Vous attaquez dans leur essence la foi et la raison, et encore plus la raison que la foi.

Si l'on veut se figurer les deux facultés et les deux méthodes, qu'on se représente d'un côté Pascal, malade, la chair déchirée par un cilice, le cœur troublé par les angoisses de sa foi, voyant tour à tour les feux effroyables de l'enfer et le sacrifice sanglant de son divin Maître, baigné de larmes, se relevant la nuit

pour écrire d'une main fiévreuse ces phrases brisées d'une incomparable éloquence, cris d'un cœur désespéré par la misère humaine, et un instant après rassasié de douceurs célestes; de l'autre, Laplace, tranquillement assis dans son fauteuil, pesant avec un demi-sourire les paris de Pascal, remontant à l'aide du calcul des probabilités jusqu'à l'origine du système solaire, présentant son système du monde à Napoléon, qui s'étonne de n'y pas voir le nom de Dieu, et lui répondant « qu'il n'a pas eu besoin de cette hypothèse ».

La religion et la philosophie sont donc produites par des facultés qui s'excluent réciproquement et par des méthodes qui réciproquement se déclarent impuissantes. Aucune d'elles ne souffre le contrôle ou n'admet l'autorité de sa rivale. Aucune ne peut ni ne doit faire ou demander de concessions à sa rivale. Si la foi et la vision sont des dons de Dieu, la raison n'a pas le droit de restreindre leur élan et de corriger leurs dogmes. Si la foi et la vision sont des grâces accordées par la faveur à des âmes choisies, c'est que les facultés naturelles sont incapables de s'élever à des révélations égales. Si Dieu est obligé de soulever les âmes jusqu'à lui, c'est que les âmes laissées à ellesmêmes sont impuissantes pour monter jusqu'à Dieu. De ce que la foi et la vision sont légitimes, accordées par Dieu, accordées avec choix, il suit nécessairement qu'elles ont seules le privilège d'ouvrir à l'homme le monde supérieur, et que les autres facultés commettent une folie et une insolence lorsqu'elles essayent d'entrer dans une région d'où elles sont exclues. Si, au contraire, le caractère de la vérité est d'être accompagnée de preuves et dégagée d'opinions pré

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