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SUPPLÉMENT

A LA

VIE DE CORNEILLE.

A voir M. de Corneille, on ne l'auroit pas cru capable de faire si bien parler les Grecs et les Romains, et de donner un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n'avoit rien qui parlât pour son esprit; et sa conversation étoit si pesante, qu'elle devenoit à charge dès qu'elle duroit un peu. Une grande princesse, qui avoit desiré le voir et l'entretenir, disoit qu'il ne falloit point l'écouter ailleurs qu'à l'hôtel de Bourgogne. Certainement M. de Corneille se négligeoit trop; ou, pour mieux dire, la nature, qui lui avoit été si libérale en des choses extraordinaires, l'avoit comme oublié dans les plus communes. Quand ses familiers amis, qui auroient souhaité de le voir parfait en tout, lui faisoient remarquer ses légers défauts, il sourioit, et disoit: Je n'en suis pas moins pour cela Pierre Corneille. Il n'a jamais parlé bien correctement la langue françoise; peut-être ne se mettoit-il pas en peine de cette exactitude.

Quand il avoit composé un ouvrage, il le lisoit à madame de Fontenelle, sa sœur, qui en pouvoit bien

juger. Cette dame avoit l'esprit fort juste; et, si la nature s'étoit avisée d'en faire un troisième Corneille, ce dernier n'auroit pas moins brillé que les deux autres: mais elle devoit être ce qu'elle a été pour donner à ses frères un neveu, digne héritier de leur mérite et de leur gloire.

Les premières pièces de théâtre de M. Corneille ont été plus heureuses que parfaites; les dernières ont été plus parfaites qu'heureuses ; et celles du milieu ont mérité l'approbation et les louanges que le public a données aux premières moins par lumière que par sentiment. (VIGNEUL DE MARVILLE'.)

Simple, timide, d'une ennuyeuse conversation, il (Corneille) prend un mot pour un autre, et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient; il ne sait pas la réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s'élever par la composition, il n'est pas audessous d'Auguste, de Pompée, de Nicomede, d'Héraclius; il est roi et un grand roi, il est politique, il est philosophe : il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir; il peint les Romains: ils sont plus grands et plus Romains dans ses vers que dans leur histoire. (LA BRUYÈRE, ch. XII, des Jugements.)

Corneille étant venu un jour à la comédie, où il 'C'est sous ce nom que le chartreux dom Bonaventure d'Argonne s'est fait connoître dans la république des lettres.

n'avoit point paru depuis deux ans, les acteurs s'interrompirent d'eux-mêmes; le grand Condé, le prince de Conti, et généralement tous ceux qui étoient sur le théâtre, se levèrent; les loges suivirent leur exemple; le parterre se signala par des battements de mains et des acclamations qui recommencèrent à tous les entr'actes. Des marques d'une distinction si flatteuse devoient être bien embarrassantes pour un homme dont la modestie alloit de pair avec le mérite. Si Corneille eût pu prévoir cette espèce de triomphe, personne ne doute qu'il ne se fût abstenu de paroître au spectacle. (Tableau historique de l'Esprit des Littérateurs, t. II, p. 64, 1785, in-8°, 4 vol.)

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d'autres que par moi.... Je voulois vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées; le dénouement n'est point bien préparé; on n'entre point dans les raisons de cette grande tuerie: il y a pourtant des choses agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enléve, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine; sentons-en toujours la différence. Vive notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent: ce sont des traits de maître inimitables. Des

préaux en dit encore plus que moi. En un mot, c'est le bon goût: tenez-vous-y. (Madame de SÉVIGNÉ.)

Ce n'est pas la coutume de l'Académie de se lever de sa place dans les assemblées pour personne; chacun demeure comme il est. Cependant, lorsque M. Corneille arrivoit après moi, j'avois pour lui tant de vénération, que je lui faisois cet honneur. C'est lui qui a formé le théâtre françois. Il ne l'a pas seulement enrichi d'un grand nombre de belles pièces toutes différentes les unes des autres, on lui est encore redevable de toutes les bonnes de tous ceux qui sont venus après lui. Il n'y a que la comédie où il n'a pas si bien réussi. Il y a toujours quelques scènes trop sérieuses: celles de Molière ne sont pas de même; tout y ressent la comédie. M. Corneille sentoit bien Molière avoit eu cet avantage sur lui; que c'est pour cela qu'il en avoit de la jalousie, ne pouvant s'empêcher de le témoigner: mais il avoit tort. (SÉGRAIS.)

Étant une fois près de Corneille sur le théâtre, à une représentation de Bajazet (1672), il me dit: Je me garderois bien de le dire à d'autres que vous, parcequ'on pourroit croire que j'en parle par jalousie; mais, prenez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans ce Bajazet qui ait les sentiments qu'il doit avoir, et que l'on a à Constantinople: ils ont tous, sous un

habit turc, le sentiment qu'on a au milieu de la France. Il avoit raison, et l'on ne voit pas cela dans Corneille : le Romain y parle comme un Romain, le Grec comme un Grec, l'Indien comme un Indien, et l'Espagnol comme un Espagnol. (LE MÊME.)

Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme
Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?
Tite et Bérénice, acte I, sc. 11.

L'acteur Baron, qui, lors de la première représentation de cette tragédie, faisoit le personnage de Domitian, et qui, en étudiant son rôle, trouvoit quelque obscurité dans ces quatre vers, crut son intelligence en défaut, et alla en demander l'explication à Molière, chez qui il demeuroit. Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendoit pas non plus: « Mais attendez, dit-il à Baron; M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique. » Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au cou, comme il faisoit ordinairement, parcequ'il l'aimoit, et ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassoient: « Je ne les entends pas trop bien non plus, dit Corneille, après les avoir examinés quelque temps; mais récitez-les toujours: tel qui ne les entendra pas les admirera. » (Bolæana.)

M. Corneille, encore fort jeune, se présenta un

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