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La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que, se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu'à les rendre secrétes.
Le bouillant Phlégéton, parmi ses flots pierreux,
Pour les favoriser ne roule plus de feux;

Tisiphone tremblante, Alecton, et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière';
Les Parques même en hate emportent leurs fuseaux,
Et, dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
Caron, les bras croisés, dans sa barque s'étonne
De ce qu'après Éraste il n'a passé personne.
Trop heureux accident, s'il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu!
Trop heureux accident, si la terre entr'ouverte
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d'accès

Eût de ma trahison devancé le succès!

Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre! N'étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre Que le simple dessein d'un si lâche forfait ?

VAR. De leurs flambeaux puants ont éteint la lumière,
Vers supprim. Et tiré de leur chef les serpents d'alentour,

De crainte que leurs yeux fissent quelque faux jour
Dont la foible lueur, éclairant ma poursuite,
A travers ces horreurs ne pût trahir leur fuite.
Eaque épouvanté se croit trop en danger,
Et fuit son criminel au lieu de le juger.

Cloton même et ses sœurs, à l'aspect de ma lame,
De peur de tarder trop n'osant couper ma trame,
A peine ont eu loisir d'emporter leurs fuseaux;
VAR. Si bien qu'en ce désordre oubliant leurs ciseaux,

D'où vient qu'après Éraste il n'a passé personne.

Injustes! deviez-vous en attendre l'effet?

Ah, Mélite! ah, Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice'.
Ils doutoient que l'enfer eût de quoi me punir

Sans le triste secours de ce dur souvenir 2.

Tout ce qu'ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes, Ne sont auprès de lui que de légères peines;

On reçoit d'Alecton un plus doux traitement.

Souvenir rigoureux! trève, tréve un moment3;

Qu'au moins, avant ma mort, dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres!

Use après, si tu veux, de toute ta rigueur;
Et si pour m'achever tu manques de vigueur,

(Il met la main sur son épée.)

Voici qui t'aidera: mais derechef, de grace,
Cesse de me gêner durant ce peu d'espace.
Je vois déja Mélite. Ah! belle ombre, voici
L'ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici;

VAR. Aux dépens de vos jours aggrave mon supplice.

› Vers supprimés:

Souvenir rigoureux, de qui l'âpre torture

Devient plus violente, et croît plus on l'endure;

Implacable bourreau, tu vas seul étouffer

Celui dont le courage a dompté tout l'enfer.

Qu'il m'eût bien mieux valu céder à ses furies!

Qu'il m'eût bien mieux valu souffrir ses barbaries,

Et de gré me soumettre, en acceptant sa loi,

A tout ce que sa rage eût ordonné de moi!

VAR. Tout ce qu'il a de fers, de feux, de fouets, de chaînes,
Ne sont auprès de toi que de légères peines.

3 VAR. De grace, un peu de trève, un moment, un moment.

C'est Éraste, c'est lui, qui n'a plus d'autre envie
Que d'épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
Ainsi le veut le sort; et, tout exprès, les dieux
L'ont abymé vivant en ces funestes lieux.

LA NOURRICE.

Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Regne si puissamment sur votre fantaisie?
L'enfer voit-il jamais une telle clarté?

ÉRASTE.

Aussi ne la tient-il que de votre beauté;
Ce n'est que de vos yeux que part cette lumière.

LA NOURRICE.

Ce n'est que de mes yeux! Dessillez la paupière, Et d'un sens plus rassis jugez de leur éclat.

ÉRASTE.

Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat;
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m'étonne de voir un autre air, un autre âge:
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits;
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
Le poil ainsi grison. O dieux! c'est elle-même.
Nourrice, qui t'amène en ces lieux pleins d'effroi1?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi?

LA NOURRICE.

Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte,
Que, la voyant si pâle, il la crut être morte;
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.

VAR. Nourrice, et qui t'amène en ces lieux pleins d'effroi?

Au reste, elle est vivante; et peut-être aujourd'hui
Tircis, de qui la mort n'étoit qu'imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.

ÉRASTE.

Désormais donc en vain je les cherche ici-bas;
En vain pour les trouver je rends tant de combats.

LA NOURRICE.

Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images;
Cet enfer, ces combats, ne sont qu'illusions'.
ÉRASTE.

Je ne m'abuse point de fausses visions;

Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite, Et Pluton, de frayeur, en quitter la conduite.

LA NOURRICE.

Peut-être que chacun s'enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups.
Mais voyez si l'enfer ressemble à cette place;
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face?
Le logis de Mélite et celui de Cliton

Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton?
Quoi! n'y remarquez-vous aucune différence?

ÉRASTE.

De vrai, ce que tu dis a beaucoup d'apparence 2.

VAR. Cet enfer, ces combats, ne sont qu'illusion.

ÉRASTE.

Je ne m'abuse point, j'ai vu sans fiction

Ces monstres terrassés se sauver à la suite.

> Vers supprimés:

Depuis ce que j'ai su de Mélite et Tircis,

Nourrice, prends pitié d'un esprit égaré
Qu'ont mes vives douleurs d'avec moi séparé:
Ma guérison dépend de parler à Mélite.

LA NOURRICE.

Différez, pour le mieux, un peu cette visite, maître absolu de votre jugement,

Tant que,

Vous soyez en état de faire un compliment.

Votre teint et vos yeux n'ont rien d'un homme sage; Donnez-vous le loisir de changer de visage;

Un moment de repos que vous prendrez chez vous'..

ÉRASTE.

Ne peut, si tu n'y viens, rendre mon sort plus doux; Et ma foible raison, de guide dépourvue,

Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.

LA NOURRICE.

Si je vous suis utile, allons; je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.

Je sens que tout-à-coup mes regrets adoucis
Laissent en liberté les ressorts de mon ame:
Ma raison par sa bouche a reçu son dictame.
VAR. Nourrice, prends le soin d'un esprit égaré

Qui s'est d'avecque moi si long-temps séparé.

1 VAR. Nous pourvoirons après au reste en sa saison.

ÉRASTE.

Viens donc m'accompagner jusques en ma maison;
Car, si je te perdois un seul moment de vue,

Ma raison, aussitôt de guide dépourvue,

M'échapperoit encor.

LA NOURRICE.

Allons, je ne veux pas.

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