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plus insupportable dans Pertharite, que la prostitution ne l'avoit été dans Théodore. Le bon mari n'osa se montrer au public que deux fois. Cette chute du grand Corneille peut être mise parmi les exemples les plus remarquables des vicissitudes du monde; et Bélisaire demandant l'aumône n'est pas plus

étonnant.

Il se dégoûta du théâtre, et déclara qu'il y renonçoit dans une petite préface assez chagrine qu'il mit au-devant de Pertharite. Il dit pour raison qu'il commence à vieillir; et cette raison n'est que trop bonne, sur-tout quand il s'agit de poésie et des autres talents de l'imagination. L'espèce d'esprit qui dépend de l'imagination, et c'est ce qu'on appelle communément esprit dans le monde, ressemble à la beauté, et ne subsiste qu'avec la jeunesse. Il est vrai que la vieillesse vient plus tard pour l'esprit; mais elle vient. Les plus dangereuses qualités qu'elle lui apporte sont la sécheresse et la dureté; et il y a des esprits qui en sont naturellement plus susceptibles que d'autres, et qui donnent plus de prise aux ravages du temps: ce sont ceux qui avoient de la noblesse, de la grandeur, quelque chose de fier et d'austère. Cette sorte de caractère contracte aisément par les années je les années je ne sais quoi de sec et de dur. C'est à-peu-près ce qui arriva à Corneille: il ne perdit pas en vieillissant l'inimitable noblesse de son génie; mais il s'y mêla quelquefois un peu de dureté. Il avoit poussé les grands sentiments aussi loin que la nature pouvoit souffrir qu'ils allassent; il commença

I

de temps en temps à les pousser un peu plus loin. Ainsi dans Pertharite une reine consent à épouser un tyran qu'elle déteste, pourvu qu'il égorge un fils unique qu'elle a, et que par cette action il se rende aussi odieux qu'elle souhaite qu'il le soit. Il est aise de voir que ce sentiment, au lieu d'être noble, n'est que dur; et il ne faut pas trouver mauvais que le public ne l'ait pas goûté 2.

Après Pertharite, Corneille, rebuté du théâtre, entreprit la traduction en vers de l'Imitation de JésusChrist. Il y fut porté par des pères jésuites de ses amis, par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie, et peut-être aussi par l'activité de son génie qui ne pouvoit demeurer oisif. Cet ouvrage eut un succès3 prodigieux, et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrois peutêtre pas me permettre, je ne trouve point dans la traduction de Corneille le plus grand charme de l'Imitation de Jésus-Christ, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers qui étoit naturelle à Corneille, et je crois même qu'absolument la forme de vers lui est contraire. Ce livre,

Tout cela est dit mal-à-propos: Pertharite est de 1653; Corneille n'avait que quarante-sept ans. (V.)

' Comme s'il n'y avait que cela de mauvais dans Pertharite! (V.) 3 Il y a une grande différence entre le débit et le succès. Les jésuites, qui avaient un très grand crédit, firent lire le livre à leurs dévotes, et dans les couvents. Ils le prônaient; on l'achetait, et on s'ennuyait. Aujourd'hui ce livre est inconnu. L'Imitation n'est pas plus faite pour être mise en vers qu'une épître de saint Paul. (V.)

le plus beau qui soit parti de la main d'un homme, puisque l'Évangile n'en vient pas, n'iroit pas droit au cœur comme il fait, et ne s'en saisiroit pas avec tant de force, s'il n'avoit un air naturel et tendre, à quoi la négligence même du style aide beaucoup.

Il se passa six ans pendant lesquels il ne parut de Corneille que l'Imitation en vers. Mais enfin, sollicité par M. Fouquet, et peut-être encore plus poussé par son penchant naturel, il se rengagea au théâtre. M. le surintendant, pour lui faciliter ce retour et lui ôter toutes les excuses que lui auroit pu fournir la difficulté de trouver des sujets, lui en proposa trois. Celui qu'il prit fut OEdipe; Thomas Corneille, son frère, prit Camma, qui étoit le second. Je ne sais quel fut le troisième.

La réconciliation de Corneille et du théâtre fut heureuse: OEdipe réussit fort bien.

La Toison d'Or fut faite ensuite à l'occasion du mariage du roi; et c'est la plus belle pièce à machines que nous ayons. Les machines, qui sont ordinairement étrangères à la pièce, deviennent par l'art du poëte nécessaires à celle-là; et sur-tout le prologue doit servir de modéle aux prologues à la moderne, qui sont faits pour exposer, non pas le sujet de la pièce, mais l'occasion pour laquelle elle a été faite.

Ensuite parurent Sertorius et Sophonisbe. Dans la première de ces deux pièces, la grandeur romaine éclate avec toute sa pompe; et l'idée qu'on pourroit se former de la conversation de deux grands hommes qui ont de grands intérêts à démêler est encore sur

passée par la scène de Pompée et de Sertorius. Il semble que Corneille ait eu des mémoires particuliers sur les Romains. Sophonisbe avoit déja été traitée par Mairet avec beaucoup de succès; et Corneille avoue qu'il se trouvoit bien hardi d'oser la traiter de nouveau. Si Mairet avoit joui de cet aveu, il en auroit été fort glorieux, même étant vaincu.

Il faut croire qu'Agésilas est de P. Corneille, puisque son nom y est, et qu'il y a une scène d'Agésilas et de Lysander qui ne pourroit pas facilement être

d'un autre.

Après Agésilas vint Othon', ouvrage où Tacite est mis en œuvre par le grand Corneille, et où se sont unis deux génies si sublimes. Corneille y a peint la corruption de la cour des empereurs du même pinceau dont il avoit peint les vertus de la république.

En ce temps-là des pièces d'un caractère fort différent des siennes parurent avec éclat sur le théâtre : elles étoient pleines de tendresse et de sentiments. aimables. Si elles n'alloient pas jusqu'aux beautés sublimes, elles étoient bien éloignées de tomber dans des défauts choquants. Une élévation qui n'étoit pas du premier degré, beaucoup d'amour, un style très agréable et d'une élégance qui ne se démentoit point, une infinité de traits vifs et naturels, un jeune auteur: voilà ce qu'il falloit aux femmes, dont le jugement a tant d'autorité au théâtre

M. de Fontenelle se trompe. Agésilas est postérieur de près de deux ans à Othon. (Les frères PARFAIT, t. 1x, p. 322.)

françois. Aussi furent-elles charmées, et Corneille ne fut plus chez elles que le vieux Corneille. J'en excepte quelques femmes qui valoient des hommes.

Le goût du siècle se tourna donc entièrement du côté d'un genre de tendresse moins noble, et dont le modéle se retrouvoit plus aisément dans la plupart des cœurs. Mais Corneille dédaigna fièrement d'avoir de la complaisance pour ce nouveau goût'. Peut-être croira-t-on que son âge ne lui permettoit pas d'en avoir: ce soupçon seroit très légitime, si l'on ne voyoit ce qu'il a fait dans la Psyché de Molière, où, étant à l'ombre du nom d'autrui, il s'est abandonné à un excès de tendresse dont il n'auroit pas voulu déshonorer son nom.

Il ne pouvoit mieux braver son siècle qu'en lui donnant Attila, digne roj des Huns. 11 règne dans cette pièce une férocité noble que lui seul pouvoit attraper. La scène où Attila délibère s'il se doit allier à l'empire qui tombe, ou à la France qui s'élève, est une des belles choses qu'il ait faites.

Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l'histoire. Une princesse, fort touchée des choses d'esprit3, et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays

'Au contraire, il n'a fait aucune pièce sans amour. (V.) * Henriette-Anne d'Angleterre.

3 La princesse Henriette, belle-sœur de Louis XIV, ne proposa pas seulement ce sujet parcequ'elle était touchée des choses d'esprit, mais parceque ce sujet était, à plusieurs égards, sa propre

aventure.

La victoire ne demeura pas à Racine seulement parcequ'il

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